Espagne : le retour du séparatisme

Les indépendantistes confirment leur percée attendue au Pays basque. Un regain qui trouve un écho tout particulier dans l’Union européenne, avec la montée en puissance des « régions-nations ». Reportage.

Jean Sébastien Mora  • 25 octobre 2012 abonné·es

Dans l’imaginaire espagnol, Hernani est avant tout la «  capitale du territoire comanche  [^2] », la place forte de la gauche radicale Abertzale. Des dizaines d’etarras (militants de l’ETA) ont grandi dans les rues de cette petite ville de 20 000 habitants, entre graffitis à la gloire de l’indépendance, manifestations hebdomadaires et incursions de la Guardia Civil. En 1995, elle fut le théâtre majeur de la Kalle Borroka –  guérilla urbaine en langue basque –, marquée par de violents affrontements et près de cinq cents actes de sabotage recensés : destruction d’agences bancaires, de sièges de partis politiques, du commissariat de la police basque (Ertzainza), etc. Depuis, à Hernani, comme dans le reste du Pays basque, la politique s’est normalisée, tout particulièrement avec l’arrêt définitif de la lutte armée d’ETA à l’automne 2011. Les derniers scrutins locaux n’ont pas seulement signé la défaite retentissante des socialistes, ils ont vu le retour dans le jeu électoral des indépendantistes radicaux. Batasuna, accusée d’être la vitrine politique de l’ETA, était interdite depuis 2003 à cause de la « loi des partis [^3]». Aujourd’hui, elle s’est fondue dans une coalition nommée EH Bildu, autorisée par le tribunal constitutionnel espagnol après s’être démarquée des logiques du terrorisme armé.

Dimanche 21 octobre, le nationalisme basque a atteint un nouveau sommet électoral, bien au-delà des 38 sièges nécessaires pour décrocher la majorité absolue au Parlement basque. À Hernani, en dépit d’une pluie continue, la population n’a pas voulu manquer le rendez-vous, massée dans les bars, les yeux rivés sur Eitb1, la chaîne publique en langue basque. Le Parti nationaliste basque (PNV) totalise 27 sièges, suivi d’EH Bildu avec 21 sièges. «  Depuis 1975, jamais la perspective d’indépendance n’a été aussi forte », témoigne Aitor, un trentenaire qui se félicite des 48 % d’EH Bildu à Hernani. Arrivés en tête, les indépendantistes devancent en effet largement les deux principales formations espagnoles, le Parti socialiste et le Parti populaire du Premier ministre, Mariano Rajoy. L’optimisme pourrait être cependant de courte durée : c’est Íñigo Urkullu, à la tête du PNV, qui occupera les fonctions de Lehendakari, président de la communauté autonome d’Euskadi. « Il n’est pas exclu que la droite nationaliste préfère gouverner avec les socialistes plutôt qu’avec la gauche indépendantiste  », analyse Iñaki Barcena, professeur en sciences politiques à Bilbao. En effet, le modèle de développement économique et ses conséquences sur l’environnement divisent les nationalistes basques. EH Bildu acceptera difficilement de gouverner avec le PNV sans un positionnement clair contre le projet d’extraction de gaz de schiste dans la province d’Alava.

Le retour des indépendantistes, libérés du boulet du terrorisme, est avant tout concomitant de la récession économique que connaît l’Espagne depuis 2008. Pionnière dans le développement des pôles de compétitivité, Euskadi est devenue, en 2007, la région la plus prospère et innovatrice de la péninsule ibérique. Au deuxième trimestre 2012, la communauté autonome n’affichait que 14 % de chômage, contre 24 % pour le reste du pays. Alors, plus que jamais, les questions économiques définissent le rapport de force avec le pouvoir central. D’autant que les enjeux économique, identitaire et institutionnel ont toujours fonctionné comme des vases communicants dans le royaume ibérique. Déjà, en 1898, «   le déficit creusé par les guerres opposant l’Espagne aux États-Unis avait généré un contexte d’instabilité économique favorable à la naissance des nationalismes basque et catalan   », rappelle Barbara Loyer, de l’Institut de géopolitique de Paris-VIII. La crise que vit aujourd’hui l’économie espagnole est le résultat direct de la crise internationale : «   Elle est aussi due à un contexte politique préalable singulier, celui de quarante   années de dictature », analyse l’économiste catalan Vincent Navarro.

Depuis 1975, l’Espagne s’est démocratisée tout en maintenant des structures de pouvoir à l’origine du marasme actuel : fragilité de la classe salariale, retard en matière de formation, code du travail très flexible, grande corruption et pouvoir immense concédé à quelques banques. Les privatisations des entreprises publiques ont ensuite renforcé le caractère oligarchique de l’économie à partir de 1993, date à laquelle l’Espagne entrait dans l’Union européenne. En définitive, un héritage idéologique a fait le lit d’une crise économique qui prend à nouveau la forme d’une crise politique. «   Les frontières de l’Europe n’ont cessé de changer. Et, contrairement à ce que certains ont pu écrire, la chute du mur de Berlin ne signe pas la fin de l’histoire », analyse Mario Dominguez, enseignant en sociologie à Madrid.

Pour autant, au Pays basque, l’utopie d’une indépendance n’est pas encore la vérité de demain, en dépit d’une autonomie fiscale sans équivalent. Euskal Herria reste divisé en trois entités administratives : Euskadi et la Navarre sur le territoire espagnol, et Iparralde, le Pays basque français. Reste qu’en Europe le regain du vote nationaliste basque trouve un écho tout particulier : les « régions nationales » ont de plus en plus tendance à s’affirmer dans l’UE, estimant que le concept d’État-nation s’est vidé de sa substance. Les indépendantistes écossais du SNP viennent ainsi de signer avec le Premier ministre britannique, David Cameron, un accord sur un référendum d’indépendance prévu en 2014. En Belgique, les élections locales ont accentué le divorce entre les deux principales régions du pays. Et, en Catalogne, près d’un million et demi de personnes en faveur de l’indépendance sont descendues dans les rues de Barcelone. Une semaine plus tard, le dirigeant catalan Artur Mas échouait à obtenir l’autonomie fiscale et décidait d’organiser des élections anticipées, le 25 novembre, afin de renforcer sa position vis-à-vis de Madrid. S’il y parvient, son intention est d’organiser un référendum sur la création d’un «   pays propre   », expression qui évoque fortement la revendication confédérale des indépendantistes flamands. Ainsi, dans un contexte où la crise financière souligne les limites de la gouvernance européenne, le regain des nationalismes régionaux pourrait obliger Bruxelles à repenser ses institutions historiques.

[^2]: Selon l’expression régulièrement employée par la presse espagnole conservatrice.

[^3]: Ley de los partidos : loi organique de juin 2002 qui a entraîné l’interdiction de certaines factions politiques affiliées au nationalisme basque et proches de groupes terroristes.

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