Au nord, le coût du mépris

Alors que Marseille-Provence 2013 dispose d’un fort budget, les quartiers sensibles n’ont reçu que des miettes.

Fériel Alouti  • 10 janvier 2013 abonné·es

ÀMarseille, on ne parle pas de « banlieue » mais des « quartiers nord ». Une appellation bien souvent synonyme de trafics de drogue, de règlements de comptes mais aussi, et surtout, de pauvreté. Construits sur les hauteurs de la ville, ces quartiers sont un balcon sur la Méditerranée. Certaines cités, comme celle du Plan d’Aou, offrent même les plus belles vues sur la rade de Marseille. Mais, derrière ce décor, on trouve une population rongée par le chômage, dont le taux frôle, dans certains quartiers, les 40 %.

Illustration - Au nord, le coût du mépris

Anticipant les reproches de délaisser les quartiers nord au profit du centre-ville, l’association Marseille-Provence 2013 (MP 2013) a lancé en 2011 le programme « Quartiers créatifs » : des résidences d’artistes dans des zones dites sensibles et engagées dans des programmes de rénovation urbaine. Le budget s’élève à 2 millions d’euros pour le territoire marseillais. C’est peu, comparé aux 98 millions dont dispose MP 2013 pour l’année culturelle. Sur les quatorze quartiers créatifs mis en place, trois sont situés dans les quartiers nord. Sur le papier, l’objectif était ambitieux : «   permettre une meilleure inclusion sociale   » et «   accompagner le développement économique   » de ces quartiers. Mais, à quelques jours de l’inauguration de « Marseille-Provence 2013 capitale européenne de la culture », les décideurs n’ont réussi, pour le moment, qu’à susciter la colère des habitants. À la cité de la Busserine, dans le XIVe arrondissement, les habitants restent bouche bée devant le terre-plein censé abriter les « Jardins possibles », l’un des « quartiers créatifs ». Seules quelques pierres et une inscription permettent aux visiteurs de trouver le lieu. Et la gérante du snack situé en face des « jardins » soupire quand on aborde le sujet : «   C’est une honte, je ne comprends pas que l’on puisse dépenser tout cet argent [420 000 euros, NDLR] alors que les habitants vivent si mal.   »

La rénovation urbaine en zones sensibles, instituée par la loi du 1er août 2003 et mise en place par l’Agence nationale de rénovation urbaine (Anru), concerne, à Marseille, quatorze quartiers, dont onze situés dans les quartiers nord. Au total, c’est un milliard d’euros investis dans des travaux titanesques. La moitié est financée par les bailleurs sociaux, l’autre par l’Anru, la municipalité, la métropole Marseille-Provence, le département et la Région. Ce lifting urbain consiste, en partie, à « améliorer l’habitat » , c’est-à-dire à réhabiliter, construire et détruire certaines barres HLM. Sur les 5 000 nouvelles constructions annoncées, 50 % ne seront pas des logements sociaux. La rénovation urbaine vise donc à développer l’accession à la propriété. De nombreuses associations estiment que cette recherche de mixité sociale cache une ambition de gentrification. « La classe ouvrière précaire sera envoyée ailleurs » , dénonce Karima Berriche, directrice du centre social l’Agora, à la Busserine, un quartier où les premières démolitions d’immeubles doivent avoir lieu cette année. Pour Mohammed Bensaada, de l’association Quartiers nord, quartiers forts, « cette accession à la propriété est une fausse bonne idée ». « Il va y avoir des copropriétés paupérisées. Les locataires vont finir par délaisser l’entretien des immeubles, et les syndics n’auront pas assez de moyens. Avant l’accession à la propriété, il faut traiter l’ensemble des problèmes sociaux. »
Aujourd’hui, plusieurs associations menacent de se retirer du projet. Elles dénoncent le « mépris » de Marseille-Provence 2013 et de Marseille rénovation urbaine (MRU), investie aussi dans le projet, ainsi que le « manque de concertation ». Le coût des « Jardins possibles » leur paraît bien trop élevé pour ce site éphémère qui doit se transformer, dans le futur, en centre de stockage des travaux de la L2, la rocade de contournement de Marseille. Pour Kévin Vacher, salarié du centre social l’Agora, « la direction de MP 2013 a oublié les quartiers nord ». «   Nous, quand on demande de l’argent, on obtient un refus   », ajoute-t-il, excédé. Depuis plusieurs mois, le centre tente de concrétiser un projet de ciné-club au théâtre du Merland, implanté à côté de la cité. Un projet que Marseille 2013 a décidé de financer à hauteur de 5 000 euros, une somme qui ne « permet même pas de payer un salarié à l’année   ». Ce qui agace le plus les associations, c’est l’absence de retombées économiques pour les habitants de la cité. « Marseille 2013 devait être un tremplin pour les quartiers, mais, comme d’habitude, on ne récupère que les miettes », s’agace Kévin Vacher. Sur les 420 000 euros alloués au projet des « Jardins possibles », seuls 19 000 euros seront dépensés dans le salaire de douze habitants, employés pendant dix jours en juin 2013 pour diverses missions. Les associations réclament plus : dix emplois de médiateurs culturels sur l’année.

Or, pour Marseille 2013, impossible de financer ces postes. «   L’association sert à créer une dynamique. On souhaiterait créer de l’emploi permanent, mais il n’y a pas assez de moyens. Tout le monde sait très bien que ce n’est pas la culture qui va régler le problème de l’emploi dans les quartiers   », estime Anaïs Lemagnan, chef de projet pour les quartiers créatifs. Il y a bien longtemps que la politique d’insertion professionnelle est en panne dans ces territoires, devenus le symbole du déclin industriel et maritime de Marseille. Pour Samia Ghali, maire sénatrice des XVe et XVIe arrondissements, « les quartiers nord ont été oubliés. C’est un cratère que l’on a creusé entre le nord et le sud. Pourtant, on a tout ce qu’il faut : du foncier, des infrastructures et une population jeune ». Malgré l’implantation de deux zones franches, le taux de chômage de son secteur s’élève à 20 %, alors qu’il n’atteint pas les 10 % dans le VIIIe arrondissement, au sud de la ville. Les exonérations fiscales n’ont eu aucun impact sur l’emploi. «   Les entreprises qui se sont implantées dans ces zones ont employé dans le quartier des femmes de ménage et des vigiles, mais n’ont pas misé sur l’emploi qualifié   », indique la maire. Il fallait préparer leur installation, mettre en place des formations pour les habitants, mais rien n’a été fait. Pôle emploi n’a jamais approché ces entreprises.   »

En rénovant les cités des quartiers nord, MRU s’est engagé à réserver 5 % du nombre total d’heures travaillées « aux habitants qui s’engagent dans un processus d’insertion professionnelle ». Selon MRU, ce dispositif a permis l’emploi de 270 personnes sur les quatorze projets de rénovation urbaine. Et, après six mois de contrat, 82 % des bénéficiaires sont en emploi ou en formation. « On aurait pu faire plus mais les entreprises ont des contraintes, elles doivent conserver leur personnel », se défend Valérie Boyer, présidente de MRU. Aujourd’hui, Fatima Mostefaoui, présidente de la Confédération syndicale des familles (CSF) à la cité des Flamands, située dans le XIVe arrondissement, tente de faire le lien entre les demandeurs d’emploi et les entreprises engagées dans la rénovation urbaine de son quartier. Elle compte sur cette charte d’insertion pour sortir certains jeunes du chômage. « Il faut étudier les profils et créer un réseau pour les jeunes. Il faut qu’ils puissent diffuser leur CV. Quand on a quitté l’école à 16 ans et qu’on a reçu pas mal de claques, on a tendance à se dévaloriser », estime-t-elle. C’est le cas de Mickaël. Ce jeune homme de 23 ans a quitté l’école à 18 ans, sans aucun diplôme en poche. Sa recherche d’emploi a fini par déboucher sur une formation d’aide-soignant. «   Quand on arrête l’école très tôt, on n’a pas la maturité nécessaire pour chercher un emploi, analyse-t-il. On fait des conneries pour avoir de l’argent facile. Il faut miser sur l’éducation des jeunes. Comment ne pas accumuler les lacunes dans une classe de quarante élèves ?   »

Marseille s’est pourtant longtemps targuée d’avoir réussi là où les grandes villes françaises avaient échoué. Intégrer les cités à la ville pour ne pas construire de ghettos en périphérie. Mais les quartiers nord n’échappent pas à l’isolement. La politique de transports publics, jugée discriminatoire par les habitants, n’a jamais permis de connecter les quartiers au reste de la ville. De certaines cités au centre-ville, il faut une bonne heure de bus. Quant au métro, dont le tracé s’arrête à l’entrée des quartiers nord, il ferme ses portes à 22 h 30 en semaine et 0 h 30 le week-end. La municipalité, qui a préféré doubler le métro avec un tramway dans le centre-ville plutôt que de le prolonger dans les quartiers nord, s’est décidée à faire un geste pour l’année de la culture : le métro circulera toute la semaine jusqu’à 1 h du matin… mais seulement à partir du mois d’avril. « On ne demande pas grand-chose, juste à être traités comme les autres populations, mais apparemment cette discrimination ne gêne que nous   », constate Mohammed Bensaada, porte-parole de l’association Quartiers nord, quartiers forts.

L’objectif annoncé des immenses chantiers de rénovation urbaine est de dynamiser ces territoires. Pour cela, MRU s’est fixé trois objectifs : améliorer le cadre de vie, développer l’activité économique et l’emploi, agir pour le développement social. Dans les faits, nombreux sont les habitants et les associations à rejeter le projet. «   La rénovation est faite comme si les barres HLM étaient vides. Seul l’urbanisme est pris en compte, en oubliant ceux qui y vivent   », dénonce Mohammed Bensaada. En outre, cette rénovation urbaine implique pour certains des hausses de loyer impossibles à supporter. Pour eux, la réhabilitation urbaine se transforme donc en régression sociale. Selon Mohammed Bensaada, « certains habitants seront relogés dans des quartiers encore pires. C’est une belle promesse de mixité sociale qui n’existera pas ».

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