Turquie : « L ’AKP est plus conservateur qu’islamiste »

Intellectuel engagé, Ahmet Insel analyse ici la nature du régime de Recep Tayyip Erdogan, et ses rapports avec la société. Un positionnement plus en phase avec la société réelle que ne l’était le kémalisme.

Denis Sieffert  • 17 janvier 2013 abonné·es

La Turquie du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan occupe de plus en plus souvent l’avant-scène de l’actualité. Parfois dans des circonstances dramatiques, comme ces jours-ci, après l’assassinat de trois militantes kurdes à Paris. On a pu le constater également par l’évolution de son positionnement dans le conflit israélo-palestinien, mais aussi à propos de la guerre civile syrienne. Plus généralement, on s’interroge beaucoup en France sur la nature du parti au pouvoir, le Parti de la justice et du développement. Islamiste tenant d’un double langage ? Islamiste modéré qui pourrait servir de modèle aux révolutions arabes ? L’universitaire Ahmet Insel, homme de gauche que nous avons récemment rencontré à Istanbul, nous propose une analyse différente. Mais l’actualité nous a rattrapés [^2]. L’assassinat de trois militantes kurdes, le 10 janvier à Paris, dont l’une des chefs historiques de la rébellion, Sakine Cansiz, a importé en France l’un des conflits les plus anciens et les plus douloureux de la société turque. Depuis 1984, les combats entre l’armée turque et le principal parti de la rébellion, le PKK, ont tué plus de 45 000 personnes. Mais cet assassinat survient alors que le pouvoir d’Erdogan venait d’entrer en négociation avec le chef emprisonné du PKK, Abdullah Ocalan. Il semble même qu’un accord était intervenu pour un arrêt des hostilités. Ce qui rend peu crédible l’hypothèse d’un acte téléguidé par le pouvoir, et porte à croire à la responsabilité de factions opposées à tout accord, soit au sein de l’extrême droite turque, soit parmi des militants du PKK. Quoi qu’il en soit, l’ouverture de négociations sur l’un des sujets les plus douloureux de l’histoire turque confirme l’analyse d’Ahmet Insel. Le nouveau pouvoir n’hésite pas à bousculer ses propres tabous. C’est vrai sur la question mémorielle du génocide arménien, pour laquelle le débat commence à s’ouvrir. Et c’est vrai sur la question kurde, bien plus délicate encore au moment où la perspective d’un possible démantèlement de la Syrie risque de relancer l’idée d’un grand Kurdistan. Une idée que rejette historiquement la Turquie, qui compte environ 15 millions de Kurdes sur son territoire. Mais si la négociation n’est plus impossible, c’est aussi le résultat d’une idéologie à la fois plus conservatrice et moins centraliste que celle du pouvoir kémaliste, qui a dominé la Turquie pendant quatre-vingts ans.

Depuis l’arrivée au pouvoir de l’AKP, la société turque a-t-elle changé ?

Ahmet Insel : Ce qui est caractéristique, c’est moins l’islamisation que la montée du conservatisme. Les gens se disent plus facilement conservateurs, mais on n’observe pas vraiment de changements de comportement.

Dans quelles circonstances l’AKP est-il arrivé au pouvoir en 2002 ?

Un an avant les élections, le pays était plongé dans une grave crise économique. Les partis traditionnels ont subi une perte de légitimité. On a assisté à la chute idéologique du kémalisme historique, c’est-à-dire de l’autoritarisme laïque imposé par le haut. Mais le raz de marée de l’AKP est aussi dû au système électoral. Avec 34 % des voix, le parti majoritaire a obtenu 64 % des députés. Il a bénéficié, paradoxalement, d’une structure politique mise en place par les kémalistes, qui avaient voulu empêcher les petits partis kurdes d’avoir des députés en mettant la barre très haut. Le seuil minimum avait été fixé à 10 % pour être représenté à l’Assemblée. L’AKP a donc concentré sur ses candidats toutes les oppositions au régime d’alors.

Dans les médias français, l’AKP est qualifié d’islamiste. Comment définiriez-vous ce parti ?

Le régime kémaliste s’est installé en 1923 sur les ruines de l’empire ottoman. Mustafa Kemal Atatürk fonde un système d’une laïcité intransigeante, largement inspiré du modèle français, dans un pays très majoritairement musulman sunnite. Il modernise et occidentalise la Turquie, mais en écrasant toute velléité identitaire régionale ou nationale qui ne se fonde dans l’État central.

Ce n’est qu’aux élections législatives de 2002 que le régime kémaliste tombe sous les effets de la crise. Tout le système est emporté par un véritable raz de marée dont profite essentiellement l’AKP, le Parti de la justice et du développement, identifié en Occident comme « islamiste modéré ». Une définition que contestent en partie Ahmet Insel et nombre d’intellectuels turcs.

En 2007 et en 2011, la majorité parlementaire de l’AKP est confirmée. Aujourd’hui, le parti de Recep Tayyip Erdogan dispose de 327 députés (sur 550), devançant très largement le vieux parti kémaliste, le Parti républicain du peuple, qui compte 135 députés.

La référence la plus proche serait peut-être les chrétiens-démocrates allemands, et plus particulièrement la CDU bavaroise [^3], ou le Parti républicain américain. L’AKP est attaché à la démocratie. Il affirme son respect du verdict des urnes, mais il revendique un fort conservatisme associé à un libéralisme économique. Sa logique du lien social ne passe pas par l’État, mais par une incitation à l’action caritative des riches envers les pauvres. Il favorise la création de fondations. Cela, évidemment, aux dépens des services sociaux.

Une islamisation est-elle perceptible dans la rue ?

Ce qui était confiné dans l’espace privé est sorti dans l’espace public, mais la pression religieuse ne s’affiche pas comme telle. Par exemple, des campagnes contre l’alcool sont menées, mais au nom de la santé publique. Alors que l’alcool est beaucoup moins un problème qu’en France, par exemple. Quant au port du voile, il n’est évidemment pas obligatoire, mais il n’est plus interdit à l’université comme c’était le cas auparavant. À l’époque du kémalisme, il était même proscrit dans les écoles coraniques. Si bien que l’action de l’AKP se présente, aux yeux de beaucoup de Turcs, comme une libéralisation. Sur toutes ces questions, l’AKP est dans une stratégie de contournement. Il évite l’affrontement. La question du droit à l’avortement est typique. Le Premier ministre a bien tenté de le faire interdire, mais les femmes s’y sont opposées, y compris celles de l’AKP. Et il a tout de suite renoncé.

Le statut des femmes a-t-il changé ?

Pas dans la loi. Mais la pression culturelle renvoie la femme au foyer. Pour les conservateurs, la femme doit être « le pilier de la famille ». Le kémalisme avait une position militante de promotion des femmes dans la société, notamment par le travail.

Qu’en est-il des libertés ?

La Turquie n’arrive pas à sortir de l’autoritarisme, comme s’il s’agissait d’un facteur hérité de l’empire ottoman. Mais l’acceptation de l’autorité et de l’ordre social est plus intériorisée. Erdogan dit : « Il ne faut pas que les pieds deviennent la tête. » Métaphore qu’il applique à la hiérarchie sociale. Comme dans beaucoup d’autres pays, les atteintes aux libertés se font au nom de la lutte contre le « terrorisme ». La répression de la rébellion kurde est au cœur de ce système. On assiste là à une pratique de justice expéditive. La violence d’État n’a pas augmenté, mais elle continue. Ce n’est pas le fait que le régime est « islamiste » qui est attentatoire aux libertés : l’AKP n’est pas moins démocrate que ne l’étaient les kémalistes. Mais l’autorité ne s’exerce plus de la même façon. Le kémalisme était minoritaire dans la société. L’autorité passait par le haut. La façon d’aborder la question kurde est typique de cette évolution. La répression est la même, mais la question kurde n’est plus taboue. Avec l’AKP, on a un autoritarisme par le bas, qui s’impose par une sorte de consentement social passant par du conformisme. Il y a sans doute aujourd’hui moins de torture dans les commissariats. De même, les médias sont soumis par des pressions plus que par une autorité visible, mais il existe aussi une presse contestataire qui jouit d’une certaine liberté. Finalement, on peut dire que ce régime ressemble plus à la société turque, telle qu’elle est aujourd’hui, que le kémalisme.

[^2]: Notre entretien s’est déroulé avant ce tragique événement.

[^3]: L’Union chrétienne sociale de Bavière (CSU), longtemps animée par le très réactionnaire Franz Josef Strauss, est un avatar des chrétiens démocrates allemands, particulièrement conservateur et férocement anticommuniste.

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