Tunisie : Les islamistes divisés

Au-delà de l’émotion, l’assassinat du leader de la gauche radicale, Chokri Belaïd, a provoqué une crise politique majeure. Correspondance à Tunis de Thierry Brésillon.

Thierry Bresillon  • 14 février 2013 abonné·es

Depuis l’assassinat, le 6 février, de Chokri Belaïd, avocat et leader du parti des Patriotes démocrates (gauche radicale), les Tunisiens ont l’impression de vivre un cauchemar. Sous un ciel de plomb et des averses glaciales, les rues de Tunis se vident rapidement le soir tandis que des rumeurs entretiennent la psychose : groupes de salafistes armés patrouillant dans les rues, SMS prétendument envoyés par un « ami » au ministère de l’Intérieur évoquant des listes de personnalités à abattre, ou le déploiement de l’armée dans la capitale… Le meurtre de Chokri Belaïd est survenu au paroxysme d’une crise institutionnelle. Les négociations en vue d’un remaniement, envisagé depuis le mois de juillet, achoppaient sur l’attribution des ministères régaliens, notamment des Affaires étrangères et de la Justice, que les partenaires d’Ennahda exigeaient de voir confier à des personnalités neutres. Même l’initiative du Premier ministre, Hamadi Jebali, annoncée le 26 janvier, de passer outre les marchandages politiques pour former un gouvernement en s’appuyant sur des compétences dans et hors des partis, avait buté sur la volonté des instances de son propre parti, Ennahda, de conserver le contrôle sur le remaniement.

Depuis l’été, la Tunisie semblait un bateau ivre : insécurité, hausse des prix, lenteurs du développement économique dans les régions défavorisées, progression des groupes jihadistes, débats régressifs sur la liberté d’expression ou le statut des femmes. Pour preuve les émeutes sociales, comme à Siliana au mois de novembre, et une polarisation politique de plus en plus haineuse… Rien ne semblait pouvoir arrêter cette glissade, alors que pas un seul article de la Constitution n’a encore été voté. L’onde de choc de la mort de Chokri Belaïd dans un pays aussi vulnérable, alors que de l’avis même du ministre des Affaires sociales, Khalil Ezzaouia, « le gouvernement était dissous de facto depuis mardi soir » (la veille de l’assassinat), a fait craindre le pire : un vide de pouvoir, un déchaînement de violence, un échec définitif de la transition scellé par un coup d’État militaire. Béji Caid Essebsi, le leader octogénaire du nouveau parti d’opposition Nidaa Tounes (l’appel de Tunisie), s’était engouffré dès mercredi soir dans la brèche, suggérant que « l’Assemblée constituante [soit] dissoute car elle est responsable en partie de l’atmosphère étouffante dans laquelle nous vivons actuellement ». L’ancien Premier ministre de la transition (de mars à novembre 2011) n’a pas été suivi par les partis de gauche, qui ont dénoncé une surenchère. Au-delà des multiples réactions politiques, la mort de Chokri Belaïd a suscité une émotion énorme dans l’opposition. Sa dépouille a été accompagnée à travers la banlieue sud, sur les hauteurs du cimetière du Jellaz, par un cortège de dizaines de milliers de personnes partagées entre la colère et la peur d’une apocalypse politique.

Hamadi Jebali a néanmoins provoqué l’électrochoc permettant d’entrevoir une sortie de crise. Il a réitéré le soir du meurtre sa proposition d’un gouvernement de technocrates, sans passer par son parti. Une initiative très mal vécue au sein d’Ennahda. « Le pays est dans une situation qui exige une volonté politique pour rompre avec l’ancienne dictature, explique une députée islamiste, Amal Azzouz. Nous n’avons aucune garantie qu’un gouvernement de technocrates ne permettra pas aux cadres de l’ancien régime de revenir. » Le risque pour le parti est ni plus ni moins d’être évincé du pouvoir de la main même de son secrétaire général. Ennahda continuait en début de semaine à explorer la possibilité d’une coalition élargie pour soutenir un gouvernement politique. Dans l’entourage du Premier ministre, on ne fait plus mystère des griefs à l’encontre des instances du parti et de son président, Rached Ghannouchi, auquel il est reproché d’avoir envenimé le climat politique par des déclarations agressives, et ainsi compliqué le travail du gouvernement.

La division d’Ennahda apparaît pour la première fois au grand jour. Le bureau exécutif et le groupe parlementaire se sont prononcés contre la proposition de Hamadi Jebali, soutenue en revanche par l’opposition. Le CPR (le parti dont est issu le président de la République, Moncef Marzouki) s’est dit hostile à un gouvernement de technocrates, tandis qu’Ettakatol (centre gauche) s’est prononcé, lui, en faveur de cette proposition. Peu à peu, les efforts pour élaborer une formule de majorité plus consensuelle et un gouvernement plus efficace, concentré sur la préparation des élections, semblent converger. Non seulement la formule de la troïka (la coalition gouvernementale) a vécu, mais ce bouleversement politique met un terme à la période durant laquelle Ennahda a cru pouvoir utiliser sa victoire électorale pour prendre le contrôle de l’État. Reste à savoir comment les plus intransigeants de la base du parti et les groupes salafistes vont réagir à cette évolution.

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