La véridique histoire de Kostas le Chypriote

Denis Sieffert  • 21 mars 2013 abonné·es

L’aube n’avait pas éclos quand on tambourina à la porte de Kostas le Chypriote. Encore dans les brumes du sommeil, le vieil homme douta d’abord de la réalité de ce bruit, pourtant impérieux. Quelques secondes à peine s’étaient écoulées qu’on frappa de nouveau et qu’une voix forte dissipa les derniers doutes : « Ouvrez ! Huissier de justice. » Le pas mal assuré, Kostas finit par entrebâiller la porte. Un personnage jovial comme un croque-mort se tenait là, vêtu d’un costume sombre et d’une cravate qui ne l’était pas moins. – Je viens de la part de l’Union européenne, dit l’huissier, j’ai une sommation signée de José Manuel Barroso qui vous enjoint de me laisser entrer. – Mais quel mauvais zéphyr vous amène, demanda Kostas, tremblant, qu’ai-je donc fait de mal ? – Vous avez contribué à la faillite de votre système bancaire, dit sévèrement le visiteur, et vous mettez en péril non seulement l’économie de votre pays, mais toute la finance européenne.

– Moi, le système bancaire, la finance européenne ?, répéta Kostas, mais je n’ai fait toute ma vie que cultiver la caroube, non loin de Lemesos, et je n’ai rien à faire avec le système bancaire, sinon pour y placer mes modestes économies. – Justement, nous avons déjà pris une partie de votre épargne pour rembourser vos dettes… enfin, je veux dire les dettes du système bancaire, mais cela n’a pas suffi. Vos amis banquiers risquent toujours la faillite, et cette fois j’ai pour mission de faire l’inventaire de vos meubles et d’évaluer vos murs. – Mes amis, mes amis…, balbutia le paysan, passablement abattu. Mais, je ne comprends pas, se reprit-il, notre Président, M. Anastasiades, nous avait promis – c’était, si je me souviens bien, au mois de mars 2013 – que la taxe prélevée sur notre épargne suffirait et que ce serait la dernière fois qu’on viendrait ainsi nous prendre notre argent sans trop nous demander notre avis.

– Donnez-moi un petit verre d’ouzo, dit l’huissier qui semblait s’humaniser, et je vous explique. À l’époque, M. Barroso et ses amis, Mario Draghi, de la Banque centrale européenne, et Christine Lagarde ont obligé M. Anastasiades à puiser dans votre épargne pour sauver les banques. Mais M. Anastasiades avait surtout dans l’idée de taxer les pauvres pour ne pas faire fuir les riches – surtout des Russes et des Anglais qui plaçaient leur argent dans vos banques sans payer d’impôt. Même qu’ils appellent ça un “paradis fiscal”. Mais l’affaire n’a pas très bien tourné. Le peuple s’est appauvri et les Russes, pas contents du tout – une mafia, dit-il à mi-voix, comme si les murs avaient des oreilles –, ont fini quand même par retirer leur argent. Ce qu’on nous a fait une fois, on peut nous le refaire dix fois, ont-ils pensé. Des milliards, qu’ils ont retirés pour les placer dans un autre pays, le Luxembourg. Si bien qu’il ne reste plus guère chez vous que des meubles et des murs, des caroubiers et des oliviers. – Mais, objecta Kostas, si les Russes avaient payé des impôts, on n’en serait pas là ! – Oui, mais ils ne seraient pas venus ! – Et si notre Europe les interdisait, vos paradis fiscaux ? – Vous n’y pensez pas ! Il faudrait s’attaquer à des pays comme le Luxembourg ! D’ailleurs, je ne viens pas ici pour m’attaquer aux paradis fiscaux, mais pour que vous remboursiez vos dettes. Un point, c’est tout. Perplexe, Kostas laissa poindre un début d’énervement. – Mais, bon sang, je ne suis pour rien dans tout cela, moi ! – Peut-être, mais quand on est patriote, et en plus européen – ce que vous voulez être, n’est-ce pas ? –, on se doit d’être solidaire. Kostas pensait en lui-même : « Il y a quelque chose qui cloche dans ce raisonnement. » Mais il ne trouvait pas les mots.

Fort de son avantage, l’autre devenait intarissable. – Si cela peut vous consoler, vous n’êtes pas le seul à devoir payer un juste tribut à la crise européenne. Vos cousins grecs, les Espagnols, les Portugais et, à l’autre bout de l’Europe, les Irlandais sont aussi dans la galère. Et même les Français ne font plus les fiérots. Leur Président, un certain Monsieur Hollande (c’est drôle, non ?), ne fait même plus ce qu’il veut de son emploi du temps. Un soir, la chancelière allemande, qui mène tout ce petit monde à la baguette, l’a méchamment convié à un dîner aussi convivial qu’un procès de Moscou. Il y avait autour de la table tous les plus grands patrons européens. Tous riches à milliards. Peut-être bien ceux qui plaçaient leur argent dans nos banques – allez savoir ! – et qui l’ont retiré. Il paraît qu’ils ont mis au supplice ce pauvre M. Hollande. Toute la soirée ils l’ont obligé à répéter le mot qu’il n’avait voulu ni prononcer ni entendre avant d’être élu chef de la France : “compétitivité”. Dans le dialecte patronal, ça veut dire “travailler plus pour gagner moins”. Jusqu’à l’indigestion qu’ils lui ont fait répéter ! Une véritable torture : “compétitivité”, et hop un grand verre d’eau, “compétitivité”, et hop un verre d’eau ! Il paraît qu’en rentrant chez lui M. Hollande n’était pas bien du tout. – Il aurait dû prendre de la caroube, plaisanta Kostas.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

Temps de lecture : 5 minutes