Lutte contre la fraude : On est loin du compte

Après l’affaire Cahuzac, François Hollande a décrété une « lutte implacable contre les dérives de l’argent ». Mais les mesures laissent dubitatifs inspecteurs, enquêteurs et magistrats.

Thierry Brun  • 18 avril 2013 abonné·es

Lutter contre l’évasion fiscale et les paradis fiscaux ? « Évidemment que c’est une bonne idée ! », ironise l’un des deux inspecteurs des finances publiques [^2] interrogés par Politis après les mesures annoncées par François Hollande le 10 avril. Mais ces agents de la Direction générale des finances publiques (DGFiP), qui travaillent dans des brigades de vérification à Paris et sont chargés du contrôle externe de la comptabilité des entreprises et de la situation fiscale des particuliers, déplorent surtout le manque de volonté politique. « Il y a environ 35 millions de dossiers à l’impôt sur le revenu, des millions de dossiers de sociétés et on effectue entre 50 000 et 52 000 contrôles par an. C’est peu ! », affirme un de ces inspecteurs. Annoncé par François Hollande, le renfort de 50 agents supplémentaires à la DGFiP pour lutter contre la fraude fiscale « est à l’évidence largement insuffisant au regard des enjeux et du passif accumulé en matière d’emplois », souligne Solidaires Finances publiques. Le syndicat majoritaire rappelle que les effectifs de cette administration « ont été considérablement affaiblis », avec une perte de « plus de 25 000 emplois depuis 2002 ». « Dans Paris, des brigades sont vides, assure un des inspecteurs. Il manque du monde partout : dans les services d’impôt des entreprises, ceux des particuliers, dans les brigades de recherche. »

Autre mesure présidentielle, la création d’un « parquet financier » à compétence nationale suscite une polémique sur sa capacité à mettre fin aux dérives en matière fiscale et financière. « On a été très déçus par les annonces de François Hollande, car il existe déjà des juridictions spécialisées comprenant des parquetiers et des juges d’instruction, répond la magistrate Sophie Combes, membre du Syndicat de la magistrature. Quelle forme va prendre le parquet financier ? Si l’idée est de simplement centraliser les poursuites et les confier à un procureur qui, in fine, sera choisi par l’exécutif, ce n’est pas une avancée. » La magistrate martèle que « si l’on veut vraiment lutter contre la délinquance économique et financière, il faut que le parquet soit indépendant ! ». Sophie Combes décrit une justice qui est à la peine dans la lutte contre cette délinquance : « De moins en moins d’enquêtes ont été confiées aux juges d’instruction spécialisés. Elles ont été gardées au parquet. Des cabinets de juges d’instruction ont été fermés et les effectifs du parquet économique et financier de Paris ont diminué. » De son côté, le syndicaliste de Solidaires douanes, Philippe Bock, enquêteur de la Direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED), s’inquiète de la fraude fiscale « endémique ». Il prend l’exemple de la Suisse : « Nous essayons de détecter les manquements à l’obligation déclarative. Ils constituent une infraction financière quand les sommes, titres, valeurs non déclarés dépassent les 10 000 euros et franchissent les frontières. On peut estimer à 200 millions d’euros le montant de ces manquements relevés dans une des directions frontalières avec la Suisse. Mais des milliers de dossiers concernent aussi l’Espagne, l’Italie, l’Angleterre, qui ne sont pas des paradis fiscaux… » Lui aussi constate que « les services ont été allégés. Nous n’avons pas de réponses adaptées pour les infractions financières comme celles du fret postal express, qui permet d’envoyer des titres ou des bons de capitalisation ».

Loin des constats présentés par les agents de l’administration fiscale, le ministre délégué au Budget, Bernard Cazeneuve, qui a succédé à Jérôme Cahuzac, a récemment voulu rassurer en soulignant les résultats des affaires dites exceptionnelles. Selon le ministre, elles ont rapporté 18 milliards d’euros de droits et de pénalités en 2012, et 1 157 dossiers ont été transmis à la justice à la suite de ces contrôles. « Les 18 milliards ? C’est ce qu’on a demandé aux contribuables de payer par courrier après notification. Or, on n’a pas de réels moyens de police ou administratifs pour recouvrir ces sommes, proteste un des inspecteurs des finances publiques. Les inspecteurs s’inquiètent du discours récurrent des politiques : « On entend parler de la lutte contre la fraude fiscale au plus haut niveau depuis des années. Avec les mesures de François Hollande, on est loin du compte. Il y a des milliers de milliards d’euros dans les paradis fiscaux, cela veut dire que l’on met en danger des États démocratiques. » Sophie Combes estime qu’il y a urgence : « On voit bien que cette délinquance économique et financière mine les fondements mêmes de la démocratie. Cela mine la confiance que les citoyens placent dans leur pays. » Un des inspecteurs reproche l’existence du « deux poids, deux mesures » dans le traitement des dossiers : « Il y a une grande différence entre des populations fiscales qui n’ont pas les moyens de se payer des professionnels de la fiscalité et de la comptabilité pour se défendre et ceux qui le peuvent. » De plus, dans le cas de holdings financières créées dans les paradis fiscaux, « c’est très difficile d’avoir des informations entre pays, par exemple à Londres. On obtient ces informations dans des délais qui dépassent l’année, souvent bien après la fin d’une vérification. On fait avec ce qu’on a… ».

Les agents se plaignent du temps limité dont ils disposent pour effectuer les contrôles fiscaux, le délai de prescription étant de trois ans, « ce qui permet aux conseillers juridiques des grandes entreprises et aux avocats fiscalistes de riches particuliers de jouer la montre ». Magistrats et inspecteurs pointent les insuffisances criantes de la législation française en matière de lutte contre la délinquance financière. Ils réclament une application de la loi égale pour tous et des sanctions financières dissuasives qui n’ont pas été évoquées par le président de la République, ni par le gouvernement. Depuis l’affaire Cahuzac, les dommages causés par ces lacunes judiciaires sont importants du fait de la crise économique : « Les menaces par courrier ou en direction des agents d’accueil se sont multipliées, rapporte un des inspecteurs des finances publiques. Certains, qui sont au chômage, ne comprennent pas qu’on leur réclame un redressement en raison d’un paiement tardif. Ça ne passe plus ! » Gare aux fausses promesses.

[^2]: Ces inspecteurs ont souhaité s’exprimer anonymement.

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