Patrimoine des ministres : « Une mesurette qui ne changera pas notre culture politique »

Pour le philosophe Thierry Ménissier, « le temps est venu de faire évoluer le système parlementaire ».

Erwan Manac'h  • 15 avril 2013
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Patrimoine des ministres : « Une mesurette qui ne changera pas notre culture politique »
© Photo : SÉBASTIEN RABANY / PHOTONONSTOP

« Arme anti-populisme » pour les uns, « voyeurisme » préjudiciable pour les autres : la publication, lundi en fin d’après-midi, du patrimoine des ministres n’est pas un moment agréable pour les élus. Pour le philosophe Thierry Ménissier, spécialiste de philosophie politique[^2]
, il sera surtout inutile sans une évolution du système de représentation français qui concentre la question de l’intérêt général entre les mains des élus.

Politis.fr : l’opération de transparence à laquelle nous assistons provoque-t-elle « un basculement de la vie politique dans une autre culture », comme l’observe Michel Sapin, ministre du Travail ?

Thierry Ménissier : Je serais plus réservé. Je suis intimement convaincu de ce que disait Montesquieu à propos des « cultures politiques », ancrées dans des éthos (caractères) pré-politiques. Je m’explique : la France est un pays de tradition républicaine et non démocratique. C’est une tradition d’État tutélaire, tandis que la tradition démocratique est celle d’une souveraineté populaire davantage partagée, basée sur une interaction des intérêts bien constituée. Je crois que la différence entre ces deux traditions relève de la culture religieuse. D’un côté, nous avons une culture catholique, de l’autre, une culture protestante.

Sur la question du patrimoine, des limites entre privé et public, de la fraude, de la corruption, ce clivage est encore très pertinent. La publication des patrimoines de ministres est une mesurette, qui ne changera pas le fond de notre culture du secret public en ce qui concerne les avoirs privés. Elle est même un contresens sur ce qu’il est possible de faire au sein de notre culture.

Illustration - Patrimoine des ministres : « Une mesurette qui ne changera pas notre culture politique » - AFP / BERTRAND GUAY

Comment faut-il alors repenser notre République ?

Pour moi, l’affaire Cahuzac révèle la concentration de l’intérêt général entre les mains des élus. Cela nous emmène très loin dans la démoralisation de la politique. Je ne pense pas que la politique puisse être morale (je suis un spécialiste de Machiavel) mais si elle est totalement démoralisée, si elle n’a pas de référence à un éthos – un engagement un peu précis – c’est la catastrophe.

D’où à mon avis la nécessité d’élargir fondamentalement la responsabilité de l’intérêt général, par une sorte d’appropriation. Cela serait possible avec une dose de tirage au sort dans les institutions de la République. Nous savons évidemment qu’il existe déjà du participatif à différents échelons de la vie politique, mais il s’agirait de le penser de manière rigoureuse en dotant des citoyens tirés au sort de prérogatives réelles, appuyées sur des savoirs et des compétences qu’on leur donnerait. Ils seraient assistés d’experts.

Le modèle que j’appelle « l’intérêt général recomposé » se baserait sur un dialogue, parfois polémique, entre les intérêts publics (exprimés par les élus) et des intérêts sociaux, qui seraient ceux de la population tirée au sort.

Le temps est venu de faire évoluer le système parlementaire, qui est tout de même hérité de la notabilité de l’ancien régime, il y a 150 ans. C’est une évolution normale de considérer que ce qui était impossible au XIXe siècle est aujourd’hui réalisable dans une société d’information, d’expression, de communication, où tout un chacun peut se former.

Le moment est venu de donner une compétence particulière à la population qui se sent spoliée de la question de l’intérêt général. Cela s’est très bien passé en Grèce, car il y avait une culture partagée et un langage commun. Cela peut être notre cas. 

Certains élus dénoncent un nouveau « maccarthysme », d’autres comparent la période actuelle aux années 1930… Comment analysez-vous le « climat » politique du moment ?

Je pense qu’il va y avoir une crise des vocations encore plus forte. La particularité du système français, c’est qu’il repose sur 500 000 à 600 000 élus. C’est considérable et cela fournit une sorte d’assiette sociologique constituée d’élus. L’ambiance de suspicion et du « tous pourris » risque d’être à l’origine de cette crise des vocations. Et cela profite évidemment aux forces antiparlementaristes. 

[^2]: Thierry Ménissier est enseignant-chercheur à l’Université de Grenoble, auteur de « La Liberté des contemporains. Pourquoi il faut rénover la République » (Presses Universitaires de Grenoble, 2011)

Politique
Temps de lecture : 4 minutes
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