Brésil : Une révolution sans nom et sans visage

Ils sont 1,2 million à être descendus dans les rues contre l’augmentation du prix des transports. Mais la révolte embrasse des causes politiques bien plus larges. Correspondance à Rio, Marie Naudascher.

Marie Naudascher  • 26 juin 2013 abonné·es

La « grève générale » annoncée pour le 1er juillet était le dernier élément qui manquait pour que la rébellion brésilienne soit complète. Les cinq plus grands syndicats ont appelé à une grève pour soutenir un mouvement qui a surpris tout le pays et demande de meilleurs services publics, une lutte plus efficace contre la corruption et la participation effective de la société civile aux décisions. Depuis trois semaines, les Brésiliens se retrouvent en masse pour montrer, pour la première fois depuis vingt ans, leur mécontentement. « La dernière fois que je suis descendue dans la rue, c’était en 1992, pour demander la démission du Président Collor, accusé de corruption  », se souvient Eliane, professeur retraitée qui regarde fièrement cette foule de jeunes entonner l’hymne national.

En quinze jours de révolte, les manifestants ont obtenu beaucoup : la baisse des prix des transports, un dialogue direct avec la Présidente Dilma Rousseff et la promesse d’une réforme politique d’envergure qui pourrait aller jusqu’à une Constituante, comme l’a annoncé la Présidente lundi dernier. Une belle victoire politique pour un mouvement qui ne se revendique d’aucun leadership et qui réunit une majorité de jeunes, 45 % ont moins de 25 ans et 53 % sont étudiants. Personne ne pouvait se douter, à trois jours de l’inauguration de la Coupe des confédérations, dernier galop d’essai avant la Coupe du monde de 2014, que plus d’un million de Brésiliens allaient descendre dans les rues et crier leur colère. L’ambassadeur Pelé venait d’inaugurer, aux côtés du secrétaire général de la Fifa, Jérôme Valcke, et du ministre des Sports, Aldo Rebelo, une horloge dessinée par Oscar Niemeyer pour égrener les 365 jours avant le coup d’envoi du Mondial. Il aura suffi d’une augmentation du prix du ticket de bus de 20 centimes de real (7 centimes d’euro) pour cristalliser colère et rancœur du peuple brésilien. Cette génération qui bat le pavé pour la première fois s’est autoqualifiée de « génération Coca-Cola », en référence à une chanson du groupe Legião Urbana pour définir l’adoration des adolescents des années 1980 pour le modèle américain. « Vous voyez ce panneau –  “Ils ont jeté un mentos dans du Coca” –, ça explose, eh bien nous, c’est pareil, on nous a provoqués et à force, on explose ! », explique Paulo Victor, 16 ans et manifestant tout neuf. Venu seul, il rejoint ses frères de révolte, le temps d’un slogan, hurlement éphémère d’une génération en pleine effervescence. Un  « printemps auriverde » qui n’a encore ni nom ni visage. Un exercice politique délicat pour la Présidente Dilma Rousseff, ancienne guérillera emprisonnée et condamnée sous la dictature. Face à une seconde vague de mobilisation, émaillée de scènes de violence et de vandalisme, la Présidente a proposé « un grand pacte pour améliorer les services publics » et lutter contre la corruption. Depuis, les rassemblements sont ponctués d’appels à la non-violence. À chaque début d’échauffourée, une vague de « baissez-vous ! » fait s’asseoir la foule, en signe de protestation, et isole les semeurs de trouble. Ces images de révoltes urbaines ont projeté « le pays du football » dans le vivier médiatique international. Des actions de vandales isolés que le peuple ne veut pas comme porte-parole. « Veuillez excuser le désagrément, nous sommes en train de changer le Brésil », prévient Rodrigo, devant la maison du gouverneur de Rio, siège d’un sit-in pacifique depuis vendredi dernier, face à la plage. « La violence est nécessaire pour changer les choses, mais tout casser n’a pas de sens, on veut faire pression, exiger des résultats », tempère l’étudiant en économie à la PUCR, une université privée de la zone sud, la plus aisée de la ville.

Dépassée, Dilma Rousseff tente de reprendre la main, et surtout de nouer un dialogue jamais instauré avec le peuple, au contraire de son mentor Lula, habile orateur. Mais selon un sondage Datafolha, réalisé au lendemain des mobilisations du 20 juin, 55 % des habitants de São Paulo considèrent l’attitude de la présidente face aux événements «  mauvaise  » ou «  très mauvaise  » ; 89 % des manifestants de São Paulo ne se sentent représentés par aucun parti. Pour Francisco Carlos Teixeira, historien, «  cette distance entre les citoyens et les partis politiques marque réellement une crise de la représentation ». Et le sentiment qui domine est celui d’une classe politique corrompue, ce que traduit avec humour cette pancarte : «  En 2014, votez Ali Baba, il n’a que quarante voleurs.  » Au-delà de l’amertume liée aux dépenses pour la Coupe du monde, gigantesques et qui ne bénéficient que très peu aux citoyens, la crise est politique et sociale. « La Coupe, je m’en passerais bien, je veux plus de santé et d’éducation », scande la foule, qui poursuit avec : « Nous voulons des hôpitaux standard Fifa  », en référence à la piètre qualité des services de santé au Brésil. Depuis le début du mouvement, c’est l’hétérogénéité des revendications qui domine : 49 % des manifestants disent être là contre la corruption. « À quoi cela sert d’être cinq fois champion du monde et d’en être fier si on a un système de santé si pourri ? », s’agace Alexandre. « Un prof vaut mieux que Neymar », ose Natalia, les joues bariolées de vert et de jaune. Les couleurs du Brésil, elle en est fière, mais cette « starisation » des joueurs de foot «  qui ne font que taper dans un ballon et gagnent mille fois le salaire d’un professeur, qui forme les esprits  », lui est insupportable. Facebook est naturellement devenu le lieu de débat et d’appel aux rassemblements. Le groupe « Anonymous Rio », très actif au Brésil, suit minute par minute les rassemblements et questionne les rumeurs. « Occupation devant chez Cabral », prévient le flux, annonçant un sit-in 24/24 jusqu’au retour du gouverneur de l’État de Rio de Janeiro. Ilene l’attend de pied ferme avec son panneau «  Tu as pris un laxatif Cabral ? Quitte ton petit trône ! », pour dire sa lassitude face au silence des politiques. Depuis le début des révoltes, silence radio pour le gouverneur !

Même sans leader, le mouvement s’amplifie. Milene Machado, une jeune domestique venue du Nordeste, quitte tous les matins la favela de Rocinha à l’aube pour aller chez sa « patronne ». Et aujourd’hui, elle a pris de quoi confectionner une pancarte pour aller manifester. Elle a réussi pour la première fois à envoyer sa fille de 6 ans à l’école privée. Avec 2 500 reals de revenu, soit 850 euros, quatre fois le salaire minimum brésilien, elle fait partie de la classe moyenne, mais elle veut exprimer sa colère : ces bus bondés qui lui prennent jusqu’à trois heures par jour, ce système de santé publique où il faut attendre des heures et puis l’insécurité au quotidien. Depuis l’arrivée de l’UPP (les polices pacificatrices contre le trafic armé) à Rocinha, Milene a l’impression que rien n’a changé, mais «  les médias oublient que dans les petites ruelles, il y a encore des tirs la nuit et que le trafic continue ». Pression avant le Mondial oblige, les projecteurs sont tournés vers cette « ville merveilleuse » dont la carte postale ne séduit que les touristes, selon Milene, qui s’est déjà fait agressée deux fois cette année. «  Jamais je ne pourrai me payer une entrée au Maracanã  », constate avec dépit Jonathan dans le cortège. Même si la Fifa n’a pas encore annoncé les prix des billets, l’immense majorité des Brésiliens sait déjà qu’elle regardera les matchs à la télévision. Et à chaque rassemblement, les manifestations l’assurent : «  Demain, nous serons plus nombreux  ! »

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