« l’Inconnu du lac », d’Alain Guiraudie : « L’Homme avec un grand H »

Avec l’Inconnu du lac, Alain Guiraudie réenchante la libération sexuelle à travers l’amour passion.

Christophe Kantcheff  • 13 juin 2013 abonné·es

L’Inconnu du lac fut l’un des plus beaux films de Cannes. Il aurait eu toute sa place en compétition, mais Alain Guiraudie se dit ravi d’avoir été sélectionné dans la section Un certain regard, à l’abri de l’hystérie qui accompagne la course à la palme. Le film y a obtenu un prix de la mise en scène amplement mérité. Quelques semaines plus tard, alors que l’Inconnu du lac sort sur les écrans, l’occasion était belle de parler cinéma et politique, homosexualité et libération sexuelle, marge et centre, ou singularités et universel.

Avez-vous décidé a priori de faire un film dans un lieu unique ou cela s’est-il imposé à l’écriture ?

Alain Guiraudie : C’était présent dès le début. J’ai conçu l’Inconnu du lac comme cela. J’avais envie de simplicité et je voulais quelque chose de très sensuel : cela ne pouvait se dérouler qu’en extérieur, pas dans des appartements, des chambres ou des cuisines…

Pourquoi un lac ?

Je ne suis pas allé chercher ce projet loin dans mon imagination. Je me suis appuyé sur un lieu que je fréquente. Les personnages sont des gens que je connais ou dont on m’a parlé. Un lac ? Parce que c’est extrêmement sensuel et en même temps très inquiétant : un lac, on peut y disparaître jusqu’à la prochaine sécheresse (rires)…

Ce film est-il le plus homosexuel que vous ayez fait ?

Oui. J’ai toujours tourné autour du pot de la sexualité entre hommes. En étant dans la fantaisie, l’amour amitié, l’amour joueur. Là, il s’agissait de lâcher les chevaux sur le sexe, sur l’homosexualité, y compris d’affronter ma propre sexualité. Et de parler de l’amour passion.

Que pensez-vous de la dénomination « cinéma gay » ?

Je préfère la dénomination « cinéma » tout court ! Avec ce film, j’ai voulu, à partir d’un microcosme, parler de l’Homme avec un grand H, de l’espèce humaine. L’idée que les DVD de mes films soient vendus dans les rayons gays ne m’enchante guère. Si je ne devais être invité que dans les festivals gays ou LGBT (lesbiennes, gays, bi et trans), cela m’ennuierait énormément. Le rayon gay est au fond le rayon où on met les gays inconnus. Almodovar ou Téchiné peuvent faire le film le plus pédé qui soit, ils n’y sont pas.

Avec l’Inconnu du lac, avez-vous souhaité placer en plein soleil ce qui généralement se déroule dans la pénombre, dans les sous-sols, dans les backrooms ?

De toute manière, je préfère les bois aux chambres à coucher. J’avais envie de peindre ce genre de lieu : plage naturiste gay où on va draguer dans les bois, et plus si affinités – on se trouve alors une petite alcôve naturelle. Comme cela se déroule dans la réalité. Je voulais partir aussi de quelque chose d’hédoniste et de sensuel. Alors qu’avec les backrooms on est dans une atmosphère d’emblée plus glauque.

Est-ce que le fait de filmer de face des hommes nus allongés, leurs attributs étant ainsi très visibles, relève d’un geste de provocation ?

Non. Les parties génitales sont mises en avant, en effet. Mais, sur une plage naturiste, c’est comme ça. Il y a aussi de la drôlerie dans ces plans. Toutefois, en préparation, nous nous sommes posé la question. Ne fallait-il pas décaler la caméra, prendre de l’angle ? Et puis finalement, au moment de tourner, ces précautions m’ont paru inutiles et j’ai filmé frontalement.

Vous avez dit à Cannes que le film conduit à se réinterroger sur la libération sexuelle. C’est-à-dire ?

J’ai fait le film à la lumière de la libération sexuelle et de ma propre libération sexuelle. La marginalité de l’homosexualité, ce que celle-ci offrait dans le rapport avec l’autre, la manière dont on vivait le sexe, cela me plaisait beaucoup. Il me semblait que cela ouvrait des champs immenses. Et puis, petit à petit, le business a tout récupéré. Les lieux de drague démocratiques comme celui qu’on voit dans le film ont presque tous fermé, parfois à cause de la répression. Dans le même temps, des sites de rencontres ou des bars homos échangistes ouvrent à tout-va. En outre, le monde dans lequel nous vivons oblige à jouir, à prendre du plaisir. Ce qui témoigne pour le moins d’une perte de liberté.

En même temps on assiste à un retour de l’ordre moral et du puritanisme…

En effet. Je me rends compte qu’il est quasi révolutionnaire aujourd’hui de montrer ne serait-ce que des corps différents, obèses ou mal foutus, qui auraient accès à la sensualité – je ne parle même pas de la sexualité ou de l’homosexualité. Mais je ne me situe jamais sur la défensive par rapport à des interdits. Je crois qu’il y a une autre idée politique dans ce film : celle d’arrêter de séparer ce qu’on associe à la pornographie d’un côté, c’est-à-dire le fonctionnement des organes, et de l’autre la noblesse des sentiments, qui appartiendrait au cinéma. La dernière grosse ellipse au cinéma aujourd’hui, majoritairement, c’est le sexe, les organes. Or, une éjaculation, cela peut être très beau. Sortir le sexe de la pornographie est une voie à suivre qui me séduit beaucoup.

On a souvent cité Georges Bataille à propos de votre film. Qu’en pensez-vous ?

C’est un peu écrasant. Par ailleurs, une différence essentielle entre son œuvre et le film, c’est qu’il n’y a pas de fascination du mal dans l’Inconnu du lac. Ou, plus exactement, un homme, Franck, est fasciné, attiré par un autre, Michel, bien avant de savoir que celui-ci est maléfique. Cela dit, Bataille est un auteur qui m’a nourri dans ma vie. Et il y a une phrase de lui qui me semble juste, a posteriori, au sujet du film : « L’érotisme, c’est l’approbation de la vie jusque dans la mort. »

Au moment de la sortie de votre précédent film, le Roi de l’évasion, vous disiez vouloir vous éloigner de la marge pour vous rapprocher du centre. L’Inconnu du lac était en sélection officielle à Cannes : on ne peut faire plus central. En outre, le film confirme, du point de vue formel, une orientation vers un certain classicisme, une épure, bien qu’il garde toujours une charge d’opposition. Où en êtes-vous dans votre rapport à la marge et au centre ?

Quand je parlais de me recentrer, cela voulait dire faire un film mainstream avec un homme et une femme, une histoire policière à la limite de la science-fiction, avec plus de moyens et du casting – je pensais à Vincent Cassel. Avec mon coscénariste, Laurent Lunetta, nous avons travaillé un scénario pendant huit mois, qui ne nous a pas convaincus. Tout le monde a cru qu’avec l’Inconnu du lac je me replaçais dans la marge. Or, il semble que non, en effet, la sélection à Cannes en est un signe. Finalement, c’est en repassant par la marge que je me recentre ! En fait, j’en reviens, de ces histoires qui consistent à dire qu’il faut faire un pas vers le centre, le grand public. Et si le centre doit se confondre avec le cinéma « du milieu », cela ne m’enchante guère plus. Quant à l’épure, je suis d’accord. Mais justement : ce travail allant vers l’épure ou le dépouillement est une forme de radicalité. Or, si le film devient plus lisible, alors, finalement, il est peut-être plus accessible.

Vous avez été candidat aux élections cantonales en 2008 sous les couleurs du PCF, et aux régionales en 2010 dans le Sud-Ouest, sur la liste Front de gauche. Quel lien faites-vous entre cet engagement politique et le cinéma ?

Le cinéma commence là où je me heurte à une impasse sociale et politique. On peut, avec le cinéma, être un précurseur, proposer des représentations d’un monde transformé. En revanche, changer le monde ne se fait pas avec le cinéma. La partie militante est nécessaire pour être dans quelque chose de concret. Ce sont deux registres différents. C’est pourquoi j’aime la formule de Godard : non pas faire des films politiques – à ce titre, la dénonciation des injustices du monde ne m’intéresse pas cinématographiquement – mais faire politiquement des films.

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