Turquie : La stratégie de la tension

Le vent de fronde qui souffle sur le pays depuis le 31 mai, opposant cultures « libérale » et « conservatrice », se focalise sur la personnalité du Premier ministre.

Céline Loriou  • 13 juin 2013 abonné·es

Àgrand renfort de pelleteuses, de gaz lacrymogènes et de lances à incendie, la police turque a chassé, mardi 11 juin au matin, les manifestants qui occupaient la place Taksim depuis douze jours. Cette intervention violente est survenue au lendemain de ce qui pouvait apparaître comme un geste d’apaisement avec l’annonce d’une rencontre de représentants du mouvement avec le Premier ministre, Recep Tayip Erdogan. Ces signes contradictoires témoignent sans doute de l’embarras du chef du gouvernement devant une crise qu’il a lui-même provoquée. À l’origine, un projet de réaménagement urbain d’Istanbul, visant à transformer le parc Gezi en centre commercial, a agi comme un révélateur du mécontentement d’une partie de la population turque. Il est perçu comme un symbole des dérives autoritaires du Premier ministre islamo-conservateur, lequel multiplie les projets de grande ampleur, dont un canal parallèle au Bosphore et un troisième aéroport international pour Istanbul…

Dans toutes les grandes villes du pays, des milliers de Turcs manifestent contre Erdogan : selon le politologue Ahmet Insel, professeur à l’université de Galatasaray, « les gens contestent l’autoritarisme, l’arrogance et l’omniprésence du Premier ministre. Ce qui dérange, c’est qu’il cherche à avoir le dernier mot sur tout : il veut transformer la société selon ses critères à lui ». Ne pouvant briguer un quatrième mandat, il convoite désormais le poste de Président et souhaite transformer la Turquie en régime présidentiel. À la différence des révolutions ** arabes, il ne s’agit pas ici d’une remise en cause de la légitimité du Parti de la justice et du développement (AKP), vainqueur des trois dernières élections législatives, mais, selon Ahmet Insel, de l’expression d’un ras-le-bol, notamment des dérives autoritaires du Premier ministre. Pour dénoncer la culture conservatrice d’Erdogan, la place Taksim, cœur de la contestation, s’est transformée en « foire d’expérimentation sociale », commente Ahmet Insel. On y trouve des stands de nourriture gratuite, deux dispensaires, une bibliothèque, et, chaque matin, des bénévoles nettoient la place. Mais, souligne le politologue, « à Taksim, l’islam n’est pas l’enjeu réel ». Les manifestations se sont transformées en un « mouvement pour la dignité et le respect » dans lequel Ahmet Insel distingue trois types de manifestants. Les premiers, âgés d’une vingtaine d’années, « ont le même profil que les Indignés espagnols : ils sont jeunes, éduqués, ont une forte connexion au monde, et leur résistance par l’humour est très appréciée ». Ceux-ci ont rapidement été rejoints par un deuxième groupe plus politisé, qui manifeste avec les banderoles des partis de gauche ou d’extrême gauche mais « ne parviennent pas à imprimer leur marque sur le mouvement ». Le troisième groupe est issu des classes moyennes, occidentalisées et laïques. «   Ces gens-là ont environ 40 ans. Ils manifestent leur colère contre le Premier ministre et viennent en famille, comme à une fête », note l’universitaire.

À l’inverse des Indignés, dont le mouvement s’est essoufflé faute de revendications, les manifestants turcs ont des demandes concrètes, que le gouvernement peut satisfaire. « Si le projet de réaménagement urbain était reporté, ce serait un message important puisqu’ils auraient réussi à faire reculer Erdogan », analyse Ahmet Insel. Mais Erdogan refuse de renoncer au projet et, depuis dimanche, multiplie les discours télévisés, affirmant qu’il ne rendra « pas de comptes à des groupes marginaux mais devant la nation ». Le Premier ministre se sert de sa légitimité électorale, arguant que l’AKP est le « parti des 76 millions » de Turcs. Dans un discours d’une grande violence, il a qualifié les manifestants de « pillards » et d’ « extrémistes » qui devront « payer un prix élevé ». Sa stratégie de la tension vise à mobiliser une autre Turquie, aux valeurs conservatrices et traditionnalistes, mais aussi une partie de la population qui a profité au cours des dernières années des fruits de la croissance. Dimanche, la fin du discours enflammé de Recep Erdogan avait déjà coïncidé avec une opération très violente de la police contre des milliers de manifestants rassemblés sur la place Kizilay à Ankara. Et l’AKP a prévu d’appeler à des rassemblements de masse ce week-end, à Ankara et Istanbul.

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