Le transhumanisme est-il (encore) un humanisme ?

Des scientistes aux « technoprogressistes », les idéologies s’affrontent sur la façon de parvenir à un « homme augmenté ».

Ingrid Merckx  • 25 juillet 2013 abonné·es

Heureux qui comme Icare… vola trop près du soleil et tomba dans la mer. À son image, le fantasme transhumaniste conjugue exploit et transgression. Si l’idée existe depuis la nuit des temps, le mot « transhumanisme » serait né dans les années 1950 et aurait été popularisé dans les années 1990 en Californie, où il compte encore son plus gros nid d’adeptes. « Les transhumanistes sont des idéologues qui visent au dépassement de l’espèce humaine […] par une cyber-humanité. Il s’agit de créer des humains augmentés », expliquent Geneviève Ferone et Jean-Didier Vincent [^2]. Pour « augmenter » l’homme, les transhumanistes parient sur la convergence des nanotechnologies (N), de la biologie (B), de l’informatique (I) et des sciences cognitives (C). Soit les « NBIC », pour lesquelles l’homme devient un terrain d’expérimentations. «  L’homme du futur serait ainsi conçu comme un site Web, à tout jamais une “version bêta”, c’est-à-dire un organisme-prototype voué à se perfectionner en continu », résume Laurent Alexandre, chirurgien urologue président de DNAVision. Il existe trois familles de propositions pour augmenter les capacités naturelles de l’homme, analyse le biologiste Jacques Testart : des dispositifs externes pour augmenter l’accès à l’information (portable, ordinateur) ; des prothèses intégrées au corps (cadran dans la main, métal dans le cristallin de l’œil) et qui se régénèrent avec les tissus ; et les dispositifs intégrés à l’organisme, héréditaires. « Ce caractère d’héritabilité correspond à un changement d’espèce et c’est ce qui fait la gravité de tels projets, écrit-il dans le Sarkophage. Les transhumanistes, puissants aux États-Unis parmi les chercheurs les plus brillants, plus discrets en Europe, sont persuadés qu’à l’échéance de quelques décennies le cerveau sera bien plus performant, et que l’immortalité sera possible. Les mêmes sont souvent en faveur de l’élimination de populations entières car il faudra faire de la place aux hommes inusables. »

D’après Geneviève Ferone et Jean-Didier Vincent, le transhumanisme remet en cause la définition traditionnelle de la médecine. « Il aspire non seulement à empêcher l’homme d’être malade, mais également à le rendre incassable, immortel. […] Nous ne sommes plus dans le cadre de la natura naturans de Descartes, mais dans celui du per artem artefact, c’est-à-dire une nature qui serait le produit de la créature elle-même, l’Homme cessant d’être créature pour devenir créateur. » Transgression suprême… « Il n’y a pas “un” mais “des” transhumanismes, martèle Marc Roux, enseignant, de l’Association française transhumaniste Technoprog ! (AFT). Rien de commun entre les ultralibéraux et le transhumanisme de gauche, dont je me réclame. C’est une pensée, voire une philosophie, transversale. » Celle-ci tournerait autour d’un axe allant des « post-humanistes » aux « bioluddites » (rétifs à tout progrès technique), autrement appelés « bioconservateurs ». Mais les ultralibéraux sont nettement majoritaires car adossés à des puissances financières et scientifiques. « Un lobby transhumaniste est déjà à l’œuvre, résume Laurent Alexandre  [^3]. L’entrisme des transhumanistes est impressionnant : la Nasa et Arpanet, ancêtre militaire américain d’Internet, ont été aux avant-gardes du combat transhumaniste. Aujourd’hui, Google est devenu l’un des principaux architectes de la révolution NBIC… »

Des industriels (Apple, IBM), des pôles de recherche (Université de la Singularité, Foresight Institute, National Science Foundation, Institute for Global Futures), des programmes (« Avatar 2045 » du Russe Dmitri Itskov), un groupe Facebook, des fondations et une foule de scientifiques de haut vol constituent le mouvement ou entretiennent des liens avec lui. En 1998, une Association transhumaniste mondiale a publié « une déclaration transhumaniste ». En France, un colloque sur l’homme augmenté s’est tenu à Lille en juin 2013. Et une « Rencontre H+ Paris » a eu lieu le 17 juillet. Celle-ci était organisée par l’AFT, dont les membres iraient du centre-droit à l’extrême gauche. « Le terme consensuel, c’est “technoprogressisme” », souligne Marc Roux. Pas d’interdit en matière de progrès, c’est sur les moyens que les avis divergent. Exemple : depuis début juillet, une entreprise française, Cellectis, propose (mais pas en France, où c’est interdit), pour 60 000 dollars + un forfait de maintenance, de conserver vos cellules-souches adultes afin de fabriquer des organes de substitution en cas de besoin. Sauf que tout le monde ne peut se le permettre. D’où le risque de voir émerger une nouvelle classe, biologiquement supérieure : l’humanité 2.0. Inacceptable pour Marc Roux, qui défend l’égal accès aux augmentations et le maximum de précautions. « L’homme est-il figé dans son évolution ? », lance-t-il.

Pour le philosophe Jean-Michel Besnier, qui diagnostique « la honte prométhéenne  [^4]  » de l’homme contemporain dépassé par ses innovations, le transhumanisme serait « une utopie de substitution ». Plus embêtant : le transhumanisme avance masqué, se servant du handicap et de la médecine pour servir ses visées scientistes. En France, on ne se dit pas « transhumaniste ». Le mot fait peur. L’accusation sectaire pointe vite son nez. Pourtant, si le mouvement compte ses figures médiatiques, « il n’a pas de gourou, pas de structure centralisée ni hiérarchie, c’est une nébuleuse », fait valoir Marc Roux. Pas de spoliation des biens, pas d’atteintes à l’intégrité physique. En tout cas à l’AFT, qui, riche de quelques centaines d’euros seulement, défend le droit absolu à disposer de son corps. Et Marc Roux de clamer : « Un autre transhumanisme est possible ! »

[^2]: Bienvenue en Transhumanie, Grasset.

[^3]: Le Monde, 24 avril.

[^4]: « Transhumanistes sans gêne », Libération, 18 juin 2011.

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