Quand le peuple veut vivre…

Du printemps arabe aux manifestations brésiliennes, une vague de révolte s’est répandue dans le monde entier. Certaines révolutions sont entrées dans une deuxième phase, comme en Égypte.

Denis Sieffert  et  Céline Loriou  • 4 juillet 2013 abonné·es

L’actualité de ces deux dernières années résonne dans les vers du poète tunisien Abou Al Kacem Al Chebbi, écrits en 1933 : « Lorsqu’un jour le peuple veut vivre/Force est pour le destin de répondre/Force est pour les ténèbres de se dissiper/Force est pour les chaînes de se briser. » Les peuples du monde arabe, de la péninsule ibérique, de Grèce, du Chili, du Canada, d’Israël et, plus récemment, de Turquie et du Brésil ont tous voulu vivre. Ils se sont réveillés et sont descendus dans la rue pour des raisons en apparence diverses : l’augmentation du coût des transports publics, un parc que l’on veut transformer en centre commercial… Mais, dans tous ces pays, la contestation s’est réinventée selon des critères nouveaux, ne correspondant plus aux mouvements sociaux et syndicaux habituels. L’importance des réseaux sociaux est le premier critère, et aussi le plus évoqué par les médias, qui se sont empressés de surnommer les mouvements arabes « révolutions 2.0 ». Internet est devenu un outil majeur de la contestation, aussi bien en Égypte qu’au Brésil, au Canada ou en Israël, où Facebook, Twitter et les blogs ont permis de mobiliser une population jeune et connectée au reste du monde mais jusque-là peu politisée. Les images des répressions policières et militaires, notamment en Égypte ou en Turquie, ont également pu contribuer à encourager la contestation, soutenue à l’étranger mais parfois niée par le régime.

Le caractère spontané des révoltes a favorisé la formation d’une contestation sans nom ni visage. On retrouve d’ailleurs un peu partout des manifestants affublés du masque de Guy Fawkes, notamment le collectif de hackers Anonymous. Fawkes fut le héros de la Conspiration des poudres, qui visait à déclencher un soulèvement populaire dans l’Angleterre du début du XVIIe siècle. Mais ce masque vise surtout à mettre en évidence une contestation d’un nouveau genre, sans figure de proue. C’est vrai un peu partout, mis à part peut-être au Chili, où le mouvement étudiant de protestation s’était choisi une chef de file, Camila Vallejo, étudiante communiste qui a servi de lien entre les manifestants et le peuple. Ailleurs, les mouvements comme celui des Indignés ou Occupy ont rejeté toute institutionnalisation : chacun était invité à participer et à prendre la parole lors des assemblées générales, d’une manière aussi égalitaire que possible. Mais, pour certains commentateurs, cela a pu contribuer à l’essoufflement de ces deux mouvements, sans porte-parole ni revendications concrètes. Les différents mouvements de contestation ont pour point commun de ne pas avoir été initiés par des partis politiques. Ceux-ci n’arrivent que dans un second temps et tentent de récupérer des mouvements spontanés, initiés par le peuple. En Turquie, le Parti républicain du peuple (CHP), fondé par Mustafa Kemal Atatürk, était présent dans les manifestations sans pour autant réussir à imprimer sa marque.

Dans le monde arabe, certaines révolutions sont entrées dans une deuxième phase. Ce sont ceux qui ont profité politiquement de la révolte contre la dictature qui, à leur tour, sont aujourd’hui violemment contestés. C’est spectaculairement le cas en Égypte, où le président Mohamed Morsi, issu des Frères musulmans, est sommé de démissionner par le jeune mouvement Tamarrod (« rébellion » en arabe). Dimanche, des millions de manifestants ont exigé son départ. Mais le mouvement n’est pas dénué d’ambiguïtés. L’échec économique et politique des Frères musulmans et la contestation qui s’est ensuivie ont replacé l’armée en position d’arbitre. « Les forces armées ont le devoir d’intervenir pour empêcher l’Égypte de plonger dans un tunnel sombre de conflits et de troubles », a même clamé le général Abdel Fattah al-Sissi, chef des militaires, qui aposé un véritable ultimatum, lundi 1er juillet, à Mohamed Morsi. Une « restauration » à la mode égyptienne est-elle possible ? Une partie de la population, alliant la jeunesse occidentalisée, qui ne veut pas tomber sous le joug des islamistes, à des commerçants effrayés par la désorganisation économique, pourrait être tentée par la théorie du « moindre mal ». Cependant, la révolution égyptienne met aussi en évidence son principal acquis : une liberté de parole et de manifester que l’on imagine difficilement réversible. Une liberté dont usent même des ministres, puisque quatre d’entre eux ont donné leur démission. D’une certaine façon, la situation apporte un démenti flagrant à ceux qui prédisaient à la nouvelle Égypte un destin à l’iranienne.

Les Frères musulmans sont confrontés aux aléas du pouvoir et sanctionnés par leur échec économique. Ce qui associe paradoxalement le pays aux échecs des démocraties occidentales. Mais l’Égypte est confrontée, comme tous les pays dominés par des courants islamistes, à un violent antagonisme culturel. Ces nouvelles classes, celles de la place Tahrir et de Facebook, résistent à la pression conservatrice. Dans un tout autre contexte, l’événement de ces dernières semaines est évidemment la révolte des classes moyennes au Brésil. Un pays « émergent » que la doxa libérale montrait en exemple il y a peu encore. Comme le souligne Cândido Grzybowski (voir entretien p. 20), les gouvernements de gauche de Lula puis de Dilma Rousseff ont certes réduit la grande pauvreté, mais ils n’ont pas touché aux structures d’un système de plus en plus inégalitaire. Et ce sont bien les classes moyennes qui ont donné cette fois le signal d’une révolte qui vise les fondements du système capitaliste.

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