Bob Dylan s’arrange le portrait

Deux CD de morceaux inédits proposent une immersion dans la cuisine dylanienne à l’aube des années 1970.

Jacques Vincent  • 26 septembre 2013 abonné·es

On peut se demander, même plus de quarante ans après, si c’est vraiment une bonne idée de nommer cet album d’inédits de Bob Dylan (Another Self Portrait) en référence à l’une de ses pires productions. Sorti en 1970, Self Portrait reste en effet le disque le plus affligeant de sa carrière. Greil Marcus, éminent critique américain et l’un des auteurs des notes de pochette de ce nouveau volume des Bootleg Series, se souvient du titre de sa chronique parue à l’époque dans le magazine Rolling Stone  : « Qu’est-ce que c’est que cette merde ? » Il n’était pas le seul à se poser la question. Il faut dire qu’en cette année 1970 aucun fan n’a encore accepté que le Dylan de la première partie des années 1960 appartienne définitivement au passé.

Pourtant, l’accident de moto de juillet 1966, conclusion d’une trajectoire fulgurante dont la dernière partie, via l’électricité et les amphétamines, avait poussé l’accélération à un niveau difficilement soutenable, marquait bien la fin de ce chapitre prodigieux. Aucun fan n’est donc prêt non plus à supporter un tel fatras absurde remplissant, qui plus est, un double album. Un disque en majeure partie composé de reprises allant de chansons traditionnelles au « Let it Be Me », signé Bécaud-Delanoë, en passant par « The Boxer » de Simon and Garfunkel. Et, au milieu des rares nouvelles compositions, le fameux « Wigwam », sur lequel Dylan vocalise sans prononcer le moindre mot. Comme si la coupe n’était pas déjà pleine, il faut ajouter les arrangements sirupeux inondant une partie des morceaux, de quoi décourager les plus indulgents. Dans le premier volume de ses Chroniques, Dylan décrit Self Portrait avec une certaine ironie : « J’ai sorti un album (un double) après avoir filtré n’importe quoi dans une passoire. J’y ai mis ce qui est resté au fond. Puis j’ai réfléchi et j’ai récupéré le reste dans l’évier, et je l’ai enregistré aussi. » Une cuisine dont le producteur, ou quelqu’un du label, a sans doute trouvé qu’elle manquait de saveur et a jugé utile d’y ajouter une sauce de son cru. Pas sûr que Dylan ait été consulté sur la question. Pas sûr non plus qu’il s’y soit même intéressé. On peut même se demander, en fin de compte, s’il a jamais écouté le disque fini. Ce qui est sûr, c’est qu’à ce moment-là il lui importait plus que tout de démolir son image, histoire qu’on arrête de lui demander de jouer un personnage qu’il ne voulait plus incarner. Dans cette optique, Self Portrait constituait effectivement un morceau de choix. Another Self Portrait est-il donc une suite tardive de Self Portrait  ? Heureusement non. D’abord parce que ces chansons proviennent certes des sessions de ce disque mais également de celles de New Morning, voire de Nashville Skyline et des Basement Tapes, et, pour deux d’entre elles, du fameux concert de l’île de Wight. Comme pour les autres volumes des Bootleg Series, c’est une plongée dans les coulisses, et c’est ce qui le rend passionnant.

Les morceaux réunis ici sont soit inédits, soit des versions différentes de celles figurant sur les disques officiels. Pour celles de Self Portrait, cela signifie, pour reprendre la terminologie dylanienne, que c’est exactement ce qu’il a récupéré dans son évier. Cela change beaucoup de choses comme on peut le constater, par exemple, en comparant les deux versions de « Copper Kettle ». Celle de Self Portrait est torpillée par un déluge de cordes, celle de ce disque est poignante. Elle a été enregistrée en trio, avec David Bromberg, qui se montre un formidable guitariste, et Al Kooper à l’orgue. C’est la formation qui donne les meilleurs moments de cette série d’inédits, ceux empreints d’une intensité magique quand Dylan s’engage totalement dans l’interprétation des morceaux, à l’instar de la reprise du « Thirsty Boots » d’Eric Andersen. Ce qui montre que ce sont en fin de compte les moments où Dylan était le plus lui-même qui avaient été écartés de l’album original. Les voici retrouvés.

Musique
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