Kyle Shepherd : Un voyage à travers l’esprit du Cap

Le pianiste Kyle Shepherd fera honneur, le 25 septembre à Paris, à la diversité musicale de Cape Town, la cité mère de l’Afrique du Sud.

Lorraine Soliman  • 19 septembre 2013 abonné·es

Du jeune homme en colère contre l’institution et «   son mode d’enseignement occidentalisé » rencontré en 2007 aux portes de la prestigieuse University of Cape Town [^2], le pianiste Kyle Shepherd a conservé toute l’intensité. « Je voudrais redonner de la crédibilité à la musique sud-africaine à l’échelle internationale […], faire connaître le “vrai” son de notre pays et sa créativité générée par un melting-pot exceptionnel dont ma ville natale, Le Cap, est une sorte de prototype », expliquait-il du haut de ses 20 ans.

La musique de son FineART, quartet fondé à la même époque et auteur, en 2009, d’un premier et très prometteur album éponyme, n’en dit pas moins. Les recherches personnelles qui le mènent, plusieurs années durant, à la découverte des pratiques musicales les plus anciennes encore audibles dans l’immensité rurale du territoire sud-africain nourrissent magnifiquement son écriture et son talent d’improvisateur, par ailleurs totalement au fait de son époque. Parmi les rencontres qui ont jalonné très tôt son parcours, le saxophoniste Zim Ngqawana (1959-2011) aura été d’une importance capitale, initiant un tournant salvateur dans la jeune carrière de Shepherd. À un moment de doute profond généré par un environnement institutionnel majoritairement hostile à son jeu «   anti-académique », Ngqawana invite le jeune homme non pas à modifier quoi que ce soit à son jeu, mais au contraire à intensifier sa recherche personnelle de manière à mieux appréhender ce qui constitue cette spécificité musicale qu’on semble lui reprocher. «   Comprendre qui nous sommes », tel était le moteur du saxophoniste prématurément décédé, auquel la musique de Kyle Shepherd rend l’un des plus beaux hommages qui soient. L’autre grande figure tutélaire et initiatique se nomme Abdullah Ibrahim (Dollar Brand). À ses côtés, au sein de l’école M7, fondée par celui-ci en 2004 dans le quartier hautement symbolique de District Six [^3], l’adolescent se découvre une double vocation : l’improvisation et le piano. Laissant de côté le violon et la musique classique, qu’il pratique déjà à haut niveau, il se lance dans un apprentissage effréné du nouvel instrument et se met rapidement à composer en temps réel, autrement dit à improviser. «   Je ne jouais pas de jazz à cette époque, explique Shepherd, mais j’ai immédiatement été ému par la musique d’Abdullah Ibrahim, comme par celle du saxophoniste Robbie Jansen et d’autres musiciens du Cap. L’esprit et l’intention que ces gens mettent dans leurs improvisations m’ont profondément inspiré. Jusque-là, je pensais que la musique n’était qu’une forme de divertissement. Auprès d’Abdullah, j’ai appris que, si l’on joue avec une certaine intention, c’est un service que l’on rend aux gens qui nous écoutent. Cela peut réellement les aider à considérer la vie d’une manière plus positive. »

C’est une leçon de vie que Kyle Shepherd reçoit auprès de celui qu’il considère comme son maître. Mais au-delà, ou à partir de cette rencontre décisive, le jeune pianiste (et multi-instrumentiste – saxophone, voix, xaru ou arc musical) a su se construire un univers bien à lui, inspiré par les nombreuses influences qui s’entremêlent de très longue date dans la ville du Cap : «   Quand je joue, ma musique reflète tout ce qui m’entoure, toutes ces cultures qui coexistent assez naturellement ici.  » Parmi celles-ci, l’Église joue un rôle prépondérant : «   Le chant choral, dans ce pays, sonne d’une manière unique. Il y a vraiment une façon d’harmoniser qui est typiquement sud-africaine. Dans ces voix, on entend un désir, une ardeur et une manière de chanter les lignes mélodiques qui va tout à fait a contrario des techniques vocales classiques occidentales. Et les saxophonistes de jazz, ici, articulent la mélodie de cette même manière, très spécifique. Dans les quartiers où nous vivons il y a aussi une communauté musulmane très importante. Toutes ces influences sont ancrées en nous. » Sans oublier les répertoires bigarrés des troupes de Klopse du carnaval du nouvel an, dont le tambour ghoema et ses motifs rythmiques entêtants immergent la ville de longs mois avant le début des festivités.

La fertilité du terreau musical du Cap est presque aussi ancienne que la ville elle-même, au départ simple comptoir néerlandais sur la route des Indes orientales (1652). La nouvelle création préparée par Kyle Shepherd et son trio (Buddy Wells au saxophone, Claude Cozens à la batterie et aux percussions ghoema ), augmenté de quatre chanteurs du Fezeka Youth Choir, du township de Gugulethu, promet d’être un superbe hommage à la cité mère de l’Afrique du Sud. Un «   portrait en musique du Cap » très justement intitulé Xamissa, autrement dit The Place of Sweet Waters (le lieu des eaux délicieuses), en mémoire du nom que les populations autochtones Khoi avaient initialement donné à ce secteur. Xamissa est une commande du Festival d’Automne à Paris, qui verra le jour le 25 septembre au théâtre des Bouffes du Nord. Un lieu symbolique s’il en est puisque c’est là que, trente-sept ans plus tôt, se produisait Abdullah Ibrahim, dans le même contexte. «  Xamissa est un voyage à travers l’esprit de ma ville, conçu comme une mosaïque de sons, un ensemble sans ruptures », aime à préciser Kyle Shepherd.

[^2]: L’Université du Cap a créé en 1989 ce qui deviendra rapidement le cursus d’enseignement du jazz le plus réputé du pays, au sein du South African College of Music.

[^3]: Le quartier de District Six, situé au pied de la montagne de la Table, fut rasé au début des années 1970 par le régime nationaliste. Ses 60 000 habitants furent relogés de force dans différents townships éloignés du centre-ville.

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