Pierre Khalfa : « Sortir de l’euro n’est pas un projet progressiste »

L’économiste Pierre Khalfa rejette le principe d’un retour à des monnaies nationales. Une telle solution exacerberait la concurrence entre les États.

Thierry Brun  • 19 septembre 2013 abonné·es

Si de nombreux acteurs politiques ou du mouvement social se rejoignent dans leur analyse critique de l’Europe néolibérale, ils divergent sur la stratégie à mettre en œuvre pour un changement radical. Pierre Khalfa éclaire ces différentes positions dans le débat sur la sortie de l’euro.

Comment pouvez-vous expliquer votre position favorable au maintien de l’euro, alors que vous partagez avec des partisans d’une sortie de la monnaie unique un même diagnostic du fonctionnement de l’Union européenne ?

Pierre Khalfa : Le désaccord ne porte pas sur le constat – l’Europe actuelle est néolibérale et antidémocratique – mais sur la stratégie. La sortie de l’euro ne peut pas être un projet politique progressiste.

Vous avez des divergences profondes sur la condition préalable d’une sortie de l’euro pour une alternative politique. Pourquoi ?

Tout d’abord, le fait d’avoir une monnaie nationale n’est pas la garantie pour que s’opère une rupture avec le néolibéralisme et les politiques d’austérité. Le Royaume-Uni a gardé la livre sterling et la Banque d’Angleterre mène, contrairement à la Banque centrale européenne, une politique de rachat massif des obligations d’État britanniques. Cela n’a pas empêché le gouvernement de ce pays de mener une des politiques d’austérité parmi les plus brutales en Europe. Le problème n’est donc pas la monnaie unique mais le néolibéralisme, et c’est à ce dernier qu’il faut s’attaquer. Ce constat renvoie à un problème qui n’est jamais évoqué par les partisans de la sortie de l’euro : l’Union européenne actuelle ne s’est pas faite contre les États, mais, au contraire, ce sont eux qui l’ont mise en place. Ce sont les États qui ont fait de l’UE ce qu’elle est. Ce sont les États qui adoptent les directives, qui rédigent et signent les traités. La souveraineté populaire est bafouée au niveau européen car elle est bafouée au niveau national. Rappelons-nous l’épisode du Traité constitutionnel européen. Les partisans de la sortie de l’euro idéalisent le cadre national, ils ne semblent pas voir que l’État-nation a subi avec la mondialisation des transformations considérables et qu’il est aujourd’hui dominé par une oligarchie politico-financière. On est passé de l’État social, qui inscrivait institutionnellement un compromis entre les classes, à un État néolibéral. Faire de la sortie de l’euro le préalable à toute politique progressiste ne répond pas à ce problème majeur. Les partisans de la sortie de l’euro se trompent de cible.

Voyez-vous un « souverainisme de gauche » dans le programme de sortie de l’euro actuellement proposé, notamment par les économistes Jacques Sapir et Frédéric Lordon ?

  • « Crise de l’euro : sortir du carcan » , par Thomas Coutrot et Pierre Khalfa, dans Nous désobéirons aussi sous la gauche !, sous la direction de Paul Ariès et René Balme, éd. Golias, septembre 2012.
  • Changer vraiment ! , Fondation Copernic, éd. Syllepse, juin 2012.
  • -« La monnaie, l’euro, ne pas se tromper de débat » (en réponse à Jacques Sapir), Pierre Khalfa et Catherine Samary, www.france.attac.org/archives, janvier 2011.
Jacques Sapir refuse par principe toute construction politique au niveau européen ; pour lui, seule la nation peut être le cadre d’une communauté politique. La position de Lordon est plus ambiguë. Il admet la possibilité d’une construction politique démocratique au niveau européen mais considère que les conditions n’en sont pas réunies actuellement. D’où son ralliement aux thèses de Sapir sur la sortie de l’euro. Au-delà, la question que nous devons nous poser est : quelles seraient les conséquences d’une sortie de l’euro ? Est-ce que cela donnerait ou non plus de solidarité ? La réponse est livrée par ses partisans, qui indiquent que cela permettrait de dévaluer la monnaie et de favoriser ainsi les exportations. Jacques Sapir affirme même qu’il faudrait dévaluer régulièrement. Il s’agit donc d’une stratégie de dévaluation compétitive qui vise à gagner des parts de marché contre les autres pays. Loin d’induire plus de solidarité entre les peuples, une telle stratégie entraînerait inévitablement des contre-mesures de la part des autres pays européens, engendrant ainsi une spirale de politiques économiques non coopératives. Cela se traduirait par encore plus de concurrence entre les États, de dumping social et fiscal, avec pour conséquence une aggravation des tensions xénophobes et nationalistes dans une situation où, partout en Europe, l’extrême droite a le vent en poupe. Contrairement à ce qui est affirmé, cela ne permettrait pas d’éviter les politiques d’austérité car il faudrait continuer à soutenir « nos » exportations par une baisse de la masse salariale. De plus, la dévaluation renchérirait les importations, ce qui diminuerait le pouvoir d’achat de la grande masse de la population. Enfin, la sortie de l’euro ne réglerait pas la question de la dette. En effet, avec une monnaie dévaluée, l’encours de la dette, qui resterait libellée en euros, augmenterait. Certes, un gouvernement pourrait annuler tout ou partie de la dette, mais il pourrait le faire aussi avec l’euro. Il faut simplement en avoir la volonté politique.

On vous reproche de vous « aplatir » devant Bruxelles et la Banque centrale européenne. N’y a-t-il pas d’autre solution que de rester dans la zone euro ?

Aucun changement substantiel n’aura lieu sans ouvrir une crise majeure en Europe et sans s’appuyer sur les mobilisations populaires. Un gouvernement de gauche devrait, contrairement à ce que fait François Hollande, prendre des mesures de rupture en refusant d’appliquer des directives et des traités néolibéraux. Il prendrait des mesures unilatérales, mais celles-ci seraient coopératives, en ce sens qu’elles ne seraient dirigées contre aucun pays, contrairement aux dévaluations compétitives, mais contre une logique économique et politique. En outre, plus le nombre de pays les adoptant est important, plus leur efficacité grandit. Elles ont donc vocation à être étendues à l’échelle européenne. C’est donc au nom d’une autre conception de l’Europe qu’un gouvernement de gauche devrait mettre en œuvre des mesures qui rompent avec la construction actuelle de l’Europe. Ainsi, il pourrait, par exemple, enjoindre à sa banque centrale de financer les déficits publics par de la création monétaire. Cela pourrait d’ailleurs se faire indirectement, sans même violer formellement les traités européens, en utilisant comme intermédiaire un établissement public de crédit, comme la Caisse des dépôts en France. Fondamentalement, il s’agit d’engager un processus de désobéissance aux traités et, par là même, un bras de fer avec les institutions européennes dont l’issue n’est pas donnée d’avance. Dans ce bras de fer, on ne peut exclure une sortie de l’euro. Mais celle-ci serait le résultat de la conjoncture et d’une bataille politique pour une refondation de l’Union européenne et non un projet politique a priori. C’est parce que nous ne renonçons pas à la bataille pour une « autre Europe » que nous ne pouvons adhérer au projet de sortie de l’euro, qui en est la négation.

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