FN, la guerre des mots ne suffit pas

On ne vote plus pour le Front national parce qu’on est fasciste, mais parce qu’on se sent piégé, englué, dans un système qui tétanise notre démocratie.

Denis Sieffert  • 17 octobre 2013 abonné·es

C’est un sondage qui, la semaine dernière, a propulsé le Front national un peu plus encore à l’avant de notre scène médiatique. Ces 24 % promis au parti de Marine Le Pen pour les élections européennes de juin prochain, loin devant l’UMP et le PS, ont agi comme un électrochoc [^2]. Ajoutez-y la cantonale de Brignoles et le lancinant refrain des experts nous répétant que le FN s’est banalisé, assagi, voire humanisé, et vous aurez cette étrange atmosphère où se mêlent peur et fascination.

Poussant son avantage, Marine Le Pen a, dans le même temps, engagé une querelle politico-sémantique qui a eu son effet. Elle ne veut plus désormais que son parti soit qualifié d’extrême droite. On pourrait s’en étonner, mais c’est du côté de la gauche libérale que la riposte a été la plus virulente. Tout au long du week-end, des responsables socialistes ont rivalisé pour accoler au parti des Le Pen père et fille les étiquettes les plus infamantes. Si ce n’était qu’une bataille d’arrière-garde alors que tant de nos concitoyens sont déjà passés outre, ce ne serait pas trop grave. Mais il ne faudrait pas que la guerre des mots cache un renoncement sur l’essentiel. Car, aujourd’hui, le problème est évidemment ailleurs. On ne vote plus pour le Front national parce qu’on est fasciste, mais parce qu’on se sent piégé, englué, dans un système entièrement clos qui frappe nos dirigeants d’impuissance et tétanise notre démocratie. Et, plus encore, parce qu’on a le sentiment d’avoir été trompé. Ce n’est pas tout à fait un hasard si le FN prospère surtout quand la gauche est au pouvoir. Dans l’opposition, les socialistes sont porteurs d’espoirs. Ils incarnent le changement. Mais quand ils entrent à l’Élysée, en étant de surcroît majoritaires à l’Assemblée et au Sénat, l’espoir devient désillusion. Chacun fait alors avec sa culture et ses principes. Certains iront vers le Front de gauche ou les écologistes. Beaucoup se désintéresseront de la chose publique. Ce sont les abstentionnistes de gauche qui font monter mécaniquement le score du Front national sans que celui-ci progresse dans l’absolu – c’est exactement ce qui s’est passé au premier tour à Brignoles. D’autres, enfin, commettront cet acte de révolte brute qui consiste à mettre un bulletin FN dans l’urne. Autant que le chômage et la précarité, c’est le mensonge qui les pousse au crime. Dans une France qui avait les nerfs à vif, les promesses du candidat de la gauche ont été surinvesties. On ne dira jamais assez combien ces engagements non tenus sur le pacte budgétaire européen, les retraites, la réforme fiscale – mensonges délibérés ou aveu d’impuissance, qu’importe ! – ont moralement dévasté notre pays. Pour réussir sa percée, le Front national avait besoin que se réalisent deux conditions. Il fallait briser certaines digues morales.

Libérer les mots de la xénophobie. Renouer avec la vieille politique du bouc émissaire. Nicolas Sarkozy s’en est chargé. Ses héritiers Fillon et Copé ont continué le travail. Et Manuel Valls a apporté sa touche personnelle à l’ouvrage. Mais il fallait aussi que la gauche, une fois arrivée au pouvoir, fasse la démonstration de son impuissance, et achève de discréditer sa propre parole politique. La démonstration est faite. Haut la main. Au point qu’on pourrait presque énoncer cette méchante équation : Sarkozy+Hollande = Le Pen. Et c’est ici qu’il nous faut revenir à la bataille des mots. Le Front national est-il d’extrême droite ? Oui, bien sûr. Pour autant, on peut trouver suspect l’empressement des socialistes à porter le débat sur ce terrain exclusivement moral. L’université d’été du PS s’était déjà assigné comme tâche principale de « déconstruire » le programme du FN, alors que c’est évidemment sur son propre programme que le parti de gouvernement était attendu. Il y a quelques jours, l’un des porte-parole socialistes, Thierry Mandon, a brillamment sonné la charge : « Le Front national, a-t-il lancé, est non seulement d’extrême droite, mais il est un parti national fasciste. » On aurait envie d’applaudir. Même si le propos est spectaculairement en décalage avec le discours cauteleux de l’élu frontiste de Brignoles. Mais en disant cela, Thierry Mandon aura-t-il fait perdre un seul électeur au FN alors que, depuis belle lurette, il n’y a plus de honte à s’afficher du côté de Marine Le Pen, égérie des médias ? Et quand on demande au porte-parole du PS ce que le gouvernement fait pour combattre le Front national, il répond « déblocage du barème et décote de l’impôt sur le revenu »  [^3]. Dispositions qui, certes, ne sont pas négligeables, mais si peu audibles, tellement éloignées de la grande réforme fiscale promise, et dérisoires par rapport à l’attente des Français.

Trente ans après la Marche pour l’égalité, que nous évoquons cette semaine dans Politis avec le passionnant reportage d’Erwan Manac’h, on a l’impression que les socialistes nous refont éternellement le coup de SOS-Racisme. La dénonciation, la bataille des mots, la posture morale, tout cela est bien beau. Mais aujourd’hui, moins encore qu’il y a trente ans, cela ne peut cacher la faillite des politiques sociales et la décrédibilisation de la parole publique.

[^2]: Sondage IFOP-Le Nouvel Observateur, paru le 9 octobre.

[^3]: Entretien sur I-télé, le 9 octobre.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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