Comment le logiciel libre a déjà changé le monde

Sébastien Broca analyse les apports du mouvement aux utopies sociales et politiques.

Jérémie Sieffert  • 28 novembre 2013 abonné·es

Qu’y a-t-il de commun entre les nouvelles technologies, les nouvelles organisations du travail et les nouvelles revendications démocratiques ? Jeune sociologue à Paris-I, Sébastien Broca analyse le mouvement du logiciel libre comme une « utopie concrète », au sens du philosophe allemand Ernst Bloch : une « conscience anticipante » qui pousse à la transformation du réel par un ensemble de pratiques partant du cadre existant pour mieux le subvertir. Né comme un « hack » plus juridique que technique (la licence libre, qui subvertit le copyright), le mouvement du logiciel libre est apparu aux États-Unis sous l’impulsion de figures telles que Richard Stallman (voir Politis n° 1211), dans le sillage de la disparition de la culture hacker. En vigueur dans les entreprises et les universités d’informatique dans les années 1970, celle-ci était elle-même mâtinée d’influences beatniks, valorisant la coopération et la créativité personnelle. À travers des exemples de communautés de hackers, l’auteur dégage un ethos du « libriste » qui produit ses effets dans de nombreux secteurs, porte en lui de nouvelles exigences et entre notamment en résonance avec l’écologie politique.

Ainsi des nouvelles formes de travail : des revendications qualitatives (autonomie et amélioration des conditions de travail) remplacent les revendications quantitatives traditionnelles (salaires, congés payés…). Le Libre a ainsi servi à des penseurs comme André Gorz pour nourrir une critique radicale du salariat et défendre l’idée d’un revenu garanti. De même, la critique des technologies rejoint largement celle d’Ivan Illitch. L’exigence de réappropriation par le plus grand nombre des logiques sociales inhérentes à toute technique est à l’origine de mouvements comme le Do-It-Yourself ou les FabLabs. Elle retrouve également l’exigence de libre circulation de l’information portée par la cybernétique de Norbert Wiesner.

À la faveur des débats sur la neutralité d’Internet ou le financement de la culture, Sébastien Broca montre comment l’éthique hacker est montée en généralité modifiant le champ politique lui-même : nouvelles formes de militantisme, nouvelles thématiques (contrôle social des politiques, respect du droit à la vie privée…), nouvelles utopies (biens communs, dépassement du capitalisme industriel…). Mais les fondements du Libre sont également impitoyablement discutés par l’auteur. Ainsi, la critique salariale peut être récupérée par le nouveau capitalisme managérial, avec à la clé une surexploitation du travail, et l’exigence démocratique peut tomber dans le mythe totalitaire de la transparence absolue. Raison de plus pour comprendre les enjeux du Libre et mesurer ses effets sur la société.

Idées
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