Le drôle de zoo de Zaü

L’illustrateur publie un bestiaire envoûtant. Rencontre à l’occasion du Salon du livre de jeunesse de Montreuil, qui ouvre le 27 novembre.

Ingrid Merckx  • 21 novembre 2013 abonné·es

Zaü est un drôle d’animal. Il a l’allure d’un échassier, le regard perçant d’une chouette, l’esprit d’un vieux singe et le déplacement lent des grands fauves… Zaü, ça sonne comme « dahu », mais ça n’a rien à voir. C’est ce qui subsiste d’Ezaü, surnom que lui ont donné ses copains de vacances l’été de ses 17 ans quand, ayant eu la mauvaise idée de confier sa tignasse de Beatles à une apprentie coiffeuse, André Langevin avait dû se raser la tête et sortait affublé d’un turban. C’est resté. Tout le monde l’appelle comme ça. Même ses petits-enfants. « J’encaisse les chèques à ce nom… », sourit-il dans sa barbe grise, debout-assis sur une chaise de bar devant son bureau, dans son atelier.

Une pièce agréable dans la cour d’un immeuble parisien. « La porte à côté des toilettes », grince-t-il. « La descente de chiottes » des voisins passe aussi dans l’atelier. Mais ce grand tuyau dans le coin au fond, il l’a repeint en rouge sombre. Il monte comme le tronc d’un arbre fantastique qui s’étire sur les hauteurs. Dans ses branchages sans feuilles, se tient une créature en papier mâché, dans les mêmes teintes vin que l’arbre et qui surveille celui ou celle qui passe la porte. Telle une vigie. « Ses yeux brillent… », s’amuse-t-il en éteignant. La faible lumière de ce matin d’hiver qui pénètre par la fenêtre partiellement masquée par une plante grasse est soudain crevée par un regard venu d’ailleurs. C’est l’oiseau-M de Monsieur Zaü. Un animal-lettre qu’il a dessiné en composant un abécédaire dont il déniche l’original sur une étagère.

Ce livre a marqué une fracture dans la vie de Zaü. Il devait avoir 35 ans, se sentait déjà bien installé et reconnu dans son métier, qu’il a démarré en sortant de l’armée, après être passé par l’École Estienne, quand a débarqué un stagiaire, qui lui a lancé : « Moi, je veux mettre tes dessins en couleurs. » Ce qu’il a fait, apprenant à Zaü une technique qu’il ignorait, débordant du contour des lettres avec une modernité qui l’a scotché. « Je me suis dit : c’est plus beau que ce que je fais. Cela m’a beaucoup perturbé. » Il a appris et, depuis, utilise cette technique. Il peint d’abord à l’encre de Chine –  « C’est toujours beau, à l’encre, assez spectaculaire… » Ce tracé noir profond de calligraphe au pinceau pourrait être la marque de Zaü. Comme support, il prend un film qui ressemble à du papier-calque, puis le retourne pour appliquer de la couleur, avec des pastels gras ou durs le plus souvent. Quand il retourne le film à l’endroit, le dessin apparaît, noir sur fond coloré. Pour reprendre le dessin, il découpe, photocopie, rétrécit ou agrandit, puis recolle. La photocopieuse est la seule machine autorisée dans son antre, avec un vieux fax et un téléphone fixe. Il n’a ni téléphone portable, ni ordinateur, mais des échelles, des étagères, des tiroirs, des pots, des pinceaux et un canapé. Il fait tout à la main. « Concours de circonstance, balaie-t-il. J’ai quitté la pub quand l’ordinateur colonisait tout. C’était presque trop tard. » De toutes ces années passées dans ce secteur où il se présentait comme « Zaü Rouhgman », sorte de mercenaire du bon de commande grimé en Blueberry hippie, il a gardé une rapidité stupéfiante. Travailleur indépendant, il traçait des « roughs » pour les agences, dessins préparatoires à des séances de photos. Il fallait faire vite, réaliste et sans modèle. Ça l’a forgé.

Le style Zaü ? « Pas défini », tranche-t-il, préférant vanter la multiplicité des approches plutôt que l’enfermement dans une identité graphique. Ses inspirateurs sont d’ailleurs des touche-à-tout : Tomi Ungerer, qui, comme lui, a travaillé pour la presse, la publicité, l’illustration jeunesse, ou Hugo Pratt « pour le noir et blanc », ou encore Gabrielle Vincent pour son « apothéose du minimum, un dessin qui n’est que ce qu’il a à dire, sans superflu, juste l’émotion… » L’émotion, c’est ce qui retient dans ses dessins. Comme lors de ce face-à-face rapproché avec un gorille dans L’enfant qui savait lire les animaux, son dernier ouvrage, un bestiaire raffiné, dépaysant, envoûtant, tracé à l’encre sur fond blanc, recouvert parfois de sable, de terre, d’ocres. « On était à quelques centimètres l’un de l’autre, de chaque côté de la vitre d’un zoo, il me regardait autant que je le regardais, c’était très intense… » Autre évidence : la dynamique, le mouvement. Comme dans la course de ce léopard encadré sur son mur avec une dizaine d’autres œuvres. Parmi elles, des femmes africaines, qui le fascinent depuis son enfance à Barbès, et qu’il a beaucoup observées au marché Saint-Pierre et lors de voyages sur le continent. « J’ai eu besoin d’aligner plusieurs choses représentatives de ce que je savais faire… » Être bon dans la publicité, le dessin de presse, la presse féminine, la presse jeunesse et l’illustration, c’est un talent et un vertige : « Au fond, c’est quoi, Zaü ? » Quand il peine à expliquer, il dessine, non pas avec la dextérité suspendue qui le caractérise, mais en griffonnant un petit schéma brouillon. Exemple : pour traduire le fonctionnement du monde de l’édition jeunesse, où, avec Rue du monde, il a rejoint un « circuit court » qui se résume à l’éditeur-auteur Alain Serres et lui.

Zaü a « glissé » dans le milieu au moment précis où celui de la pub était investi par les graphistes. Il a le sentiment de s’y « racheter des yaourts et des shampoings ». Armstrong, Mandela, Luther King, les droits de l’enfant, Hiroshima… « Je ne fais pas dans le nounours… » Mais ce qu’il préfère, c’est dessiner des femmes, des filles. Quand il intervient pour une classe, ou un salon, il en choisit toujours une. « Plutôt la petite Noire ou la petite Maghrébine. S’il n’y en a pas, je prends un garçon, mais avec des origines marquées. Pour qu’il se trouve beau. Et que les autres le trouvent beau… »

Littérature
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