« Mingus », de Thomas Reichman : L’air du temps ? Freedom !

Dans *Mingus* (1966), Thomas Reichman dresse un portrait fulgurant du jazzman engagé pour les droits civiques des Noirs.

Christophe Kantcheff  • 21 novembre 2013 abonné·es

Sur un trottoir à Manhattan, avec d’autres objets d’intérieur jetés là – un matelas, un canapé… –, une contrebasse attend d’être emportée par les services de déblaiement. Cette contrebasse est celle de Charlie Mingus. Elle est filmée par Thomas Reichman, un étudiant en cinéma, en 1966, alors que le musicien vient d’être expulsé de son studio et emmené entre deux flics dans une voiture. Le jazzman entretenait des relations amicales avec l’étudiant, qui est venu filmer celui-ci la veille de son expulsion, jusqu’à l’arrivée de la police. Charlie Mingus est seul avec sa fille de 5 ans dans ce lieu qui ressemble à un capharnaüm. « Pour toi, dit le musicien au filmeur, c’est un débarras parce que ce n’est pas ordonné, mais toute ma vie est dans ces boîtes. Ma musique, tout. »

Sa musique, on l’entend à travers quelques extraits d’une session new-yorkaise, où Mingus est filmé en gros plan tirant de sa contrebasse ce son qui lui est si caractéristique, puissant et mélodique. Il est accompagné alors de Lonnie Hillyer à la trompette et de Charles McPherson au saxophone alto, et du fidèle Dannie Richmond à la batterie – son ami Eric Dolphy, qui jouait avec lui, est mort deux ans plus tôt. Mais ces moments de concert arrivent en contrepoint de ce qui fait l’essentiel du film : une sorte de monologue improvisé dans un moment critique, où Mingus laisse apparaître son tempérament de fauve dont la patte peut être de velours – avec sa fille notamment – comme elle sait aussi griffer jusqu’au sang. En particulier, Mingus ne manque pas d’accuser les autorités de ce qui lui arrive. En 1966, à 44 ans, il traverse une passe difficile financièrement. Mais, à ses yeux, il est jeté dehors à cause de sa couleur. Et encore, précise-t-il, lui a eu droit à un procès : pour les autres Noirs, qui ne se nomment pas Charles Mingus, c’est plus dur. Il dit encore, à propos des États-Unis : « Mon pays est la terre de l’esclavage. » Le musicien a été très impliqué dans la lutte pour la reconnaissance des droits civiques des Noirs – on le voit d’ailleurs, dans un court extrait, participer avec sa femme à une marche pour l’égalité. On le lui a fait payer. D’où, chez Charlie Mingus, une certaine paranoïa, qui pouvait se justifier. Du fatras qui l’entoure, Mingus sort de son étui une carabine avec laquelle il tire dans le plafond. Un geste limite qui suit un jeu avec sa fille et qui précède un moment où il plaque quelques accords sur un piano en chantonnant et en buvant un verre de vin.

Devant la caméra de Thomas Reichman, Mingus est en roue libre mais souvent lucide, entre désespoir et ironie, et parle comme si son inconscient était à ciel ouvert –  « Je suis un gamin, dit-il, car je n’ai pas fait d’études. L’éducation fait l’âge. » Le lendemain matin, il doit quitter les lieux. Il est interviewé et, alors, parle des États-Unis en disant : « votre pays ». Il a le regard perdu, une larme coule sur sa joue. Dans la rue, il se retrouve encadré par les flics. Mingus est un film extraordinaire. Thomas Reichman dresse un portrait fulgurant du musicien, sur le vif, à fleur de peau, blessé et rageur. Ce film fait partie de la programmation concoctée en ce mois du documentaire par l’association Documentaires sur grand écran et intitulée « New York Underground ». Une traversée cinématographique passionnante dans le New York contestataire, où le cinéma lui-même mettait en cause les formes admises (de la même manière que la Nouvelle Vague le faisait en France, et d’autres mouvements cinématographiques ailleurs dans le monde). Un moment historique, où l’exigence répondait à un mot d’ordre, titre d’un morceau de Mingus qui résonne dans le film de Thomas Reichman : « Freedom » !

Cinéma
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