Juliette : « On n’est pas nombreux à déconner »

Sur son dernier album, Juliette emprunte à différents imaginaires, renouvelant ses engagements et son sens aigu de la dérision.

Ingrid Merckx  • 6 février 2014 abonné·es

Juliette est arrivée super remontée contre la manif de l’avant-veille, Jour de colère. A commandé un allongé avant d’embrayer sur son spectacle qui entame sa tournée, insistant sur les musiciens avec qui elle travaille depuis vingt ans, sa « troupe ». Un mélange de sérieux et de malice, un peu comme sur la pochette de son dernier album, Nour, réplique solaire et binoclarde à la lunette lunaire de Georges Méliès. « Finger in the nose ».

Vous glissez des petits mots pour l’auditeur dans la pochette de votre disque. Dont un qui invite à l’écouter au moins une fois en entier et dans l’ordre. Comment comprendre cette adresse à l’heure de l’écoute à la découpe ?

Juliette : Tous les artistes prêtent attention à la manière dont les morceaux s’enchaînent sur un disque. On calcule même la durée des blancs entre les chansons ! Les plateformes de téléchargement proposent une approche de la musique qui m’embête un peu : elles entérinent le format court et le saucissonnage. Ce petit mot que je glisse est un clin d’œil complice, car je sais bien qu’ a priori, quand on achète un disque, c’est pour l’écouter au moins une fois en entier. J’ai pris grand soin à ces petites adresses qui expliquent ma démarche, créent un lien. C’est une forme de circuit court : directement du producteur au consommateur.

Cela marque aussi une prise de recul ?

J’essaie toujours de prendre un peu de recul. Il se passe du temps entre le moment où l’on écrit une chanson et celui où sort l’album : si je ne fais pas un effort pour me souvenir pourquoi et à quel moment j’ai écrit telle chanson, j’oublie. Et puis l’émotion change. Nous avons enregistré Nour en janvier 2013, et nous venons de commencer à jouer le spectacle. J’y parle de moi un peu plus que d’habitude, mais sans trop dire « je », car il y a des manières plus élégantes de parler de soi. Je ne suis définitivement pas une hipster…

On vous considère comme une hipster ?

Pas du tout, justement ! Les hipsters portent une grande tristesse. S’il y a un truc chez moi qui n’est pas de mon époque, c’est bien mon sens de la dérision. Les choses dramatiques, on peut en sourire, et surtout ne pas en être dupes ! Ce serait bien si les artistes riaient plus, ça n’empêche pas de prendre des positions intelligentes. On n’est pas nombreux à déconner… Dans l’album Nour, c’est pas la déconne complète, mais, sur scène, c’est rock’n’roll ! Il ne faut pas s’attendre à voir un spectacle de chansons où l’artiste est plantée derrière son micro. Je voudrais aussi démonter une légende : je ne fais pas de la chanson réaliste, du genre « Barbara en plus gros ». Je n’évoque ni la réalité d’aujourd’hui ni celle d’autrefois : je travaille sur des images communes, issues de livres ou du cinéma. Et il faut me pousser pour que je me mette seule au piano. C’est mon instrument et mon tortionnaire. Je l’aime, mais, sur scène, je m’y sens coincée, et je préfère quand on joue à sept. On est une troupe, on travaille ensemble depuis plus de vingt ans, pas question de considérer les autres comme des portemanteaux. Ce sont donc des personnages qui jouent un rôle : le chouchou, le fayot, la princesse… Pour la mise en scène, je suis partie du morceau « Veuve noire », un fait divers qui renvoie au roman noir et à la police nationale. Mais sous un angle mythologique…

Vous aimez bien « l’autrefois » ?

Le passé est un socle pour construire, éviter de renouveler les erreurs, changer. On n’est pas une génération spontanée, on vient de quelque part, il ne faut pas faire comme s’il ne s’était rien passé. Mais je ne suis absolument pas partisane du « c’était mieux avant » : faut voir comment c’était, avant ! Je suis sur un fil où il serait très facile de tomber du côté reac, car, effectivement, je défends une certaine idée de la chanson française. Je ne la défends pas par passéisme, mais pour qu’elle vive et fasse des enfants.

Quelle est cette « certaine idée » de la chanson française que vous défendez ?

C’est de la chanson en français, de la chanson d’artiste délivrée des impératifs commerciaux. Pas question de se conformer au circuit aujourd’hui phagocyté par un seul genre de musique qui se chante en anglais. C’est très bien, la chanson en anglais, mais laissons-la aux anglophones ! On a subi un véritable laminage culturel : l’industrie musicale anglo-américaine et l’industrie cinématographique américaine font de la propagande, et cette propagande gagne. On a une vraie culture en France, défendons-la ! Mais pas comme les partisans du « c’était mieux avant »…

Vous commencez par le texte ou la musique quand vous écrivez ?

Parfois l’un, parfois l’autre. « Le Petit Musée » a été écrit par un camarade, Dominique Cravic, dont le groupe porte un nom qui illustre parfaitement mon propos : Les Primitifs du futur. Mon art, c’est ça : je me sers de ce qui m’a été apporté, mais je regarde devant.

Plusieurs morceaux s’apparentent à de petits exercices de style…

Pour « le Petit Musée », on cherchait un arrangement qui ne fasse ni trop musette ni trop jazz. Chaque musicien n’a le droit de jouer que deux notes, quand elles collent avec l’harmonie. Ça donne quelque chose d’un peu flottant qui n’a pas été évident à mixer ! Dans « le Diable dans la bouteille », on joue avec des bouteilles accordées : ré-mi-sol-si. Quel son dit le mieux l’alcoolisme sinon celui d’une bouteille qui tinte ?

Vous sous-titrez les morceaux : « Ragtime autobiographique », « Tango hypnotique ». C’est important de varier les genres ?

Ça m’amuse ! Ça me rappelle ces indications qu’on se laisse sur les partitions, comme « slow fox » (renard lent ?), qui disent l’esprit dans lequel on va le jouer. J’aime bien emprunter des états d’esprit à plein de musiques. L’uniformisation du son joue à plein : peu de nuances, mêmes durées, même volumes sonores… La musique est devenue un bruit de fond. L’oreille s’appauvrit. Je n’aime pas une musique mais plusieurs. Et puis la musique est aussi une mise en scène de la chanson. Il faut trouver la musique qui colle avec. Et s’attacher au texte.

Vous appelez les « chéries » à « sortir les baïonnettes ». Quelque chose s’est-il endormi ?

Les femmes peuvent travailler, ouvrir un compte en banque, conduire une voiture, s’habiller à peu près comme elles veulent, voter. Mais il n’y a eu aucun accompagnement éducatif de ces changements. Les pouvoirs publics ont pris position, comme avec la loi sur l’avortement. Et tout le monde s’est débrouillé avec ça. Résultat : on est encore très en retard en matière d’égalité.

Vous avez des invités : le Quatuor Voce, François Morel et… Jean-Luc Mélenchon.

François Morel s’est incrusté ! On a fait une chanson bête avec des rimes en « u » et en « ec », très drôle ! Jean-Luc Mélenchon a dit un jour : « Je voudrais pouvoir moi-même éteindre la lumière. » Je m’étais dit que cela ferait une belle phrase de chanson. Elle n’arrive qu’à la fin. La chanson parle de lumières, déroule une vie, la mienne, et je l’ai appelée par mon nom, « Nour », qui signifie « lumière » en arabe. Mais c’est venu en cours de route. Quelqu’un m’a demandé si c’était une façon de dire « Je suis kabyle ». Pas du tout ! Je m’appelle Nourredine, je n’ai rien d’arabe, sinon ce nom, dont je suis très fière, mais je suis 100 % française ! Va falloir s’y faire, les mecs !

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