Paris-VII : le fiasco qui met Vinci à nu

Sur le site de l’université Paris-VII, qui fait l’objet d’un partenariat public-privé, les plaintes et les recours s’accumulent contre Vinci, accusé de contourner les règles du droit et de la sécurité. Enquête.

Erwan Manac'h  • 20 février 2014 abonné·es
Paris-VII : le fiasco qui met Vinci à nu

Dans les grands projets du BTP, rares sont les trouble-fête. Le programme de construction de trois bâtiments universitaires dans l’est de Paris est en passe de devenir une illustre exception. Livraison hors commande, contournement des normes de sécurité, arrangements en sous-main avec la complicité du porteur public : la bataille obstinée de deux proches du dossier a mis au jour un véritable fiasco pour Vinci et le ministère de l’Enseignement supérieur.

En juillet 2009, le ministère choisit de recourir à un partenariat public-privé (PPP), signé avec Udicité, groupement de trois filiales de Vinci, pour mener à bien les travaux d’extension de l’université Paris-VII Diderot et gérer les bâtiments pendant vingt-sept ans. Au total, le partenariat engage l’État à hauteur de 273 millions d’euros.

Trois immeubles doivent s’élever au-dessus des rails du TGV. La société In/On, un cabinet d’architectes expérimenté dans ce type d’exercice – mais peu coutumier des contrats avec la multinationale – est désigné pour mener les travaux du plus petit des bâtiments. Mais le courant passe mal dès la signature du contrat. Honoraires au forfait avec obligation d’étudier gratuitement toute demande de modification, absence de garanties pour le droit d’auteur de l’architecte : Vinci propose un contrat « surréaliste », se souvient Philippe Blandin, architecte au cabinet In/On, qui a obtenu à l’époque sa renégociation. Une correspondance d’In/On avec la Mutuelle des architectes français, que nous avons pu consulter, témoigne aussi de la stupéfaction de l’assureur qui pointe les « clauses exorbitantes » du contrat proposé par Vinci et « n’envisage pas d’apporter [ses] garanties » s’il est signé en l’état.

«Abandon du problème de solidité»

Les craintes d’In/On étaient prémonitoires. Pour s’être un peu trop inquiété des évolutions du budget et des travaux de renforcement d’une poutre, déterminante pour la solidité et la polyvalence des lieux, le cabinet est écarté par Vinci en février 2010. Il est remplacé par un proche du constructeur, qui exerçait jusqu’alors en tant que « responsable de programmes » pour lui.

Le bâtiment «Lamarck» a été ouvert aux étudiants en septembre 2012. - E.M.

Selon Philippe Blandin, Vinci lui propose alors un dédommagement ainsi que « l’abandon de la problématique de la solidité [du bâtiment], le tout accompagné d’une clause de confidentialité ». L’architecte refuse la « scandaleuse proposition » et engage une bagarre pour faire reconnaître son œuvre et obtenir des indemnités de rupture. Une plainte a été déposée pour contrefaçon au droit d’auteur, faux, usage de faux et abus de confiance. Car les plans originaux ont été modifiés. Vinci a allégé le bâtiment afin d’économiser sur les travaux de renforcement de la dalle qui accueillera l’édifice.

Plusieurs documents révélés durant l’enquête du pôle financier de Paris prouvent des arrangements d’un cynisme à peine croyable. En 2010, la direction du chantier se montre intraitable avec un cabinet d’études, la Sétec, qui l’importune en demandant la consolidation de la fameuse poutre, à la base du chantier. Selon le compte rendu confidentiel du comité de direction réuni le 30 novembre 2010, que la presse révélera un an plus tard et que nous avons pu consulter, les filiales de Vinci regrettent « le choix très malheureux du bureau d’études » , actant le fait que « le chantier s’appuiera en cas de difficulté sur un bureau de contrôle peu présent » . En l’occurrence le cabinet Qualiconsult, moins exigeant.  « Sur les 48 rendez-vous de chantier dont nous avons eu connaissance, il était absent à 38 », avance Philippe Blandin.

La même note indique que le groupement renonce à plusieurs travaux de consolidation et qu’il a « obtenu officieusement des réductions de charges » de la part de l’université (qui fait une croix au passage sur 183 m2 d’archives) et de la société d’aménagement de Paris : « Le chantier se dirige vers un démarrage des pieux vers le 17/12, sans approbation, de façon à brusquer les choses tout en s’assurant de la capacité des pieux à reprendre les charges. »

Des secrets bien gardés

Des documents que Vinci n’apprécie pas de voir circuler : l’entreprise a obtenu leur rétractation pour vice de procédure, les rendant inutilisables en justice. Elle refuse par ailleurs de collaborer à l’enquête, malgré des astreintes financières prononcées par le tribunal à trois reprises, pour un total de 240 000 euros.

L’instruction doit notamment permettre de lever le voile sur la réalité des travaux de renforcement de la fameuse poutre qui focalise les attentions. Car les travaux ont été menés dans une grande opacité. Nous avons notamment pu constater que les plans d’évacuation du bâtiment, affichés au rez-de-chaussée, sont faux.

Et ce n’est pas tout. Hasard malheureux pour la multinationale, un autre empêcheur de tourner en rond exerce à Paris-VII. Professeur de mathématiques rompu au droit administratif, Michel Parigot est l’un des animateurs des révélations sur le scandale de l’amiante dans les années 1990. Aux premières alertes, il se plonge dans les dossiers de permis de construire de deux des bâtiments. Des dizaines de plans, des kilomètres de calculs : au total, « 2 mètres linéaires de dossier sur l’ensemble des documents rassemblés depuis le début de l’affaire  », raconte aujourd’hui Michel Parigot. Il y détecte des irrégularités importantes et monte, seul, deux recours de 300 pages en juin 2010. « Si j’avais dû prendre un avocat pour un dossier d’une telle complexité, l’ensemble des procédures aurait représenté des centaines de milliers d’euros de frais d’avocat », assure-t-il .

«Les banques n’assument pas le risque de surcoûts»

Mais Vinci se protège des éventuelles conséquences de ses irrégularités. Trois mois après le dépôt des requêtes, le 21 septembre 2010, la multinationale a fait voter par le CA de l’université un avenant au contrat de partenariat faisant peser sur l’université le coût des retards de construction, en cas d’annulation des permis de construire. Paris-VII s’engage à payer les travaux hypothétiques de mise aux normes, voire de démolition, au-delà d’une franchise de 500 000 euros acquittée par Vinci.

Mais à croire l’ancien président de l’université, Vincent Berger, cette stupéfiante manœuvre se trouve être… une victoire pour l’université :

« Dans un PPP, les banques [qui font partie du groupement élu pour les travaux] n’assument pas le risque de surcoûts causé par des recours. L’État risquait donc de devoir assumer seul ces dépenses. Nous avons refusé de courir un tel risque, en menaçant de faire arrêter les travaux. Pour décrisper la discussion, Vinci a accepté de fixer une franchise de 500 000 euros. Nous avons accepté de reprendre les travaux grâce à cet avenant. »

Le temps que ces recours soient examinés par la justice, les travaux sont achevés et les locaux ouvrent leurs portes à la rentrée 2012, au grand dam des associations d’usagers. Les charges que les bâtiments peuvent supporter rendent tout aménagement ultérieur impossible, contrairement à ce que prévoyait le contrat de partenariat (lire pages 13 et 14 et dans cet extrait du programme fonctionnel du projet publié par Médiapart ).

Pour s’affranchir des règles de sécurité des établissements recevant du public (ERP), le constructeur a restreint l’accès des étages aux seuls personnels munis d’un badge. Mais la manœuvre est caduque dans le cas d’un bâtiment universitaire qui inclut des secrétariats, des salles de séminaires et une bibliothèque de recherche.

Un panneau barre l'accès aux étages du bâtiment Lamarck, le 10 février 2014. - E.M

C’est ce que confirme le tribunal administratif le 2 juillet 2013, en annulant les deux permis de construire faisant l’objet de recours : « Il ressort clairement (…) que chacun des niveaux supérieurs [des] bâtiments comporte des locaux destinés à accueillir des personnes (…) en plus du personnel de l’université », indique le jugement (lire ici et ). Les « baies d’accès » pour les pompiers aux étages supérieurs sont donc insuffisantes.

«Expliquer et circonscrire le projet» 

Vinci, l’université et le ministère de la Recherche et de l’Enseignement supérieur font bloc. «  Les requérants se sont engouffrés dans des failles de rédaction des dossiers de permis de construire, mais les experts en sécurité incendie qui se sont succédé dans ces bâtiments nous ont d’ailleurs toujours fermement affirmé qu’ils étaient aux normes  » , assure Vincent Berger, qui a quitté ses fonctions en octobre 2013 pour celles de conseiller enseignement supérieur et recherche de l’Élysée. Il est aussi membre de l’Institut de l’Entreprise, un think tank présidé par Xavier Huillard, le PDG de Vinci.

État et constructeur font appel de la décision du tribunal administratif et un nouveau dossier de permis de construire est déposé pour « mieux expliquer et circonscrire le projet », en faisant passer les irrégularités pour des demandes de dérogation. « Les deux bibliothèques du R+8 deviennent deux centres de documentation et d’information (CDI) », fait ainsi valoir le document. Sur place, nous avons toutefois pu constater que les panneaux d’orientation indiquent toujours la présence, au 8e étage, de « bibliothèques ».

Dans le hall du bâtiment Sophie Germain, le 10 février 2014. - E.M

La préfecture de police de Paris veille quant à elle au bon déroulé des événements. En décembre, elle édite deux nouveaux permis de construire accordant des dérogations au constructeur. (voir ici et ). Elle prend également soin de publier deux nouveaux arrêtés d’ouverture, car le tribunal administratif examinait le 24 janvier deux recours qui devraient déboucher, d’ici à quelques jours, sur l’annulation des premiers permis d’ouverture.

Ce déploiement d’énergie et l’indulgence aveugle du porteur public laissent songeur. Qu’aurait-on su de cette affaire sans l’opiniâtreté des deux lanceurs d’alerte ? Les PPP français pilotés par Vinci, Bouygues ou Eiffage recèlent-ils tous autant d’irrégularités ? « Je ne pense pas qu’il y ait des cas similaires à celui de Paris-VII, où les dérives liées aux appétits financiers de la société arrivent à ce que la construction soit finalement impropre à sa destination ! Mais, dans chaque PPP, nous avons des contrats opaques qui ne permettent pas de réel contrôle par la collectivité » , estime Denis Dessus, vice-président du Conseil national de l’ordre des architectes.

À cela s’ajoute, de l’aveu même de l’ancien président de l’université Paris-VII, une question d’ordre plus politique. « Les PPP permettaient de faire des travaux sans avoir à les payer ni à les compter dans la dette , estime aussi Vincent Berger . C’était une façon de construire en laissant les gouvernements ultérieurs endettés sans que cela n’apparaisse. C’était donc en quelque sorte une atteinte à la démocratie.  »

Malgré sa complexité, le cas de Paris-VII devrait continuer à faire parler de lui. Des recours vont être montés contre les nouveaux arrêtés d’ouverture, et l’instruction du pôle financier se poursuit « avec attention » , indique Jean-Luc Bongrand, juge en charge de l’affaire. Elle devrait encore porter son lot de révélations. « Les éléments de preuves sont recueillis , ** indique le magistrat, ils ne disparaîtront pas. » Selon nos informations, les principales entreprises engagées sur le chantier ont été perquisitionnées en juillet 2013.