Gare à l’indigestion !

Les bosses du Monde ont observé que ses journalistes vouaient un culte à la flexibilité.

Sébastien Fontenelle  • 6 mars 2014 abonné·es

J’étais parti pour te parler de Bernard-Henri Lévy et des toutes récentes déclarations où il exhortait l’Europe à se porter au secours des Palestinien(ne) s ployé(e)s sous l’horrible joug de la colonisation israélienne – puis je me suis aperçu que je m’avais trompé [^2] et que ces bouleversantes péroraisons ne s’adressaient pas du tout aux peuples de la Cisjordanie et de Gaza, mais à celui de Kiev, Ukraine. (Et en même temps, ça m’étonnait un peu que BHL ait, dans cette matière, si fort et si soudainement modifié son avis.)

Je change donc complètement de sujet pour te dire sans fard combien j’admire la direction du quotidien le Monde, qui, pressurée par ses actionnaires, vient, d’après Libération ^3, d’annoncer aux collaborateurs de cette vénérable publication que, « d’ici juin prochain », 57 postes au sein de leur rédaction seraient «remaniés ou supprimés pour être transférés sur le numérique », et qu’ « au bout de trois refus de postes proposés », les salarié(e) s récalcitrant(e)s seraient licencié(e)s. Je trouve ça positivement formidable, tout de même : il est rare que des capitalistes – fussent-ils de presse – s’engagent si fort (et si loin) dans l’amélioration du bien-être de leurs employé(e)s. Mais là, c’est bien de cela qu’il s’agit – incontestablement. D’évidence, les actionnaires et les bosses du Monde ont observé – le moyen de faire autrement – que ses journalistes vouaient un véritable culte à la liberté d’entreprendre et à la concurrence libre et non faussée, en même temps qu’à la flexibilité et à la réduction des dépenses. (Ce n’était, de fait, pas très difficile, puisqu’aussi bien cette addiction se voit, en même temps que dans ses pages dédiées à l’« économie », dans la plupart des éditoriaux – anonymes – et autres papiers d’« analyse » où le Monde, gavé d’aides étatiques, recopie jour après jour des slogans du Medef.)

Et donc : ces dirigeant(e)s, mesurant qu’il devait être, du point de vue de leurs salarié(e) s, profondément déprimant de ne pas pouvoir expérimenter pour (et par) eux-mêmes les réformes « qui font mal » dont ils prêchent (quotidiennement) pour autrui l’urgente adoption, ont voulu, je crois, leur offrir l’occasion de mettre enfin leurs(s) pratique(s) professionnelle(s) en pleine adéquation avec ces prédications – et leur permettre de goûter enfin aux suavités infinies de la baisse des coûts et aux enivrantes joies d’une pleine et entière adaptation aux impératifs de la flexisécurité. J’espère cependant que les intéressé(e)s n’abuseront pas, pris de gloutonnerie, de ces douceurs (dont ils ont chaque jour dit, depuis bien plus d’années que nous n’en pourrions compter sur nos dix doigts, les indépassables qualités curatives) : gare à l’indigestion, camarades.

[^2]: Je te rappelle, pour le cas que tu l’aurais oublié depuis la semaine dernière, que la conjugaison sera désormais pratiquée, dans ces feuillets, selon les règles (tacites) édictées par Jean-François Copé, de l’UMP.

[^3]: http://ecrans.liberation.fr/ecrans/2014/02/27/au-monde-une-ligne-dure-pour-les-salaries_983489 

Publié dans
De bonne humeur

Sébastien Fontenelle est un garçon plein d’entrain, adepte de la nuance et du compromis. Enfin ça, c’est les jours pairs.

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