«Se battre» : le partage, stratégie gagnante

*Se battre* donne à voir des solidarités à l’œuvre, formant un rempart contre la réalité hostile de la misère qui s’étend.

Christophe Kantcheff  • 6 mars 2014 abonné·es

« Il faut une stratégie. » C’est Eddy qui l’affirme. Le garçon doit avoir 17 ou 18 ans, il vit avec ses parents, aimants mais démunis, dans une HLM et s’adonne à sa passion : la boxe française. « Ma stratégie ne doit pas être mauvaise, ajoute-t-il, puisque je n’ai pas encore perdu une seule de mes rencontres. » Et c’est vrai que, sur un ring, Eddy se bat avec cœur, en y mettant toute son énergie. Mais attention : Se battre n’est pas un film de boxe. Ou alors, il faut préciser quelle est la nature de la confrontation, d’une tout autre ampleur. Sur le ring de l’existence que montre Se battre, il y a, à droite, l’implacable réalité d’un monde où le travail se raréfie, où les relations sociales se délitent, où la misère gagne ; à gauche, ceux qui n’ont plus rien ou presque, sauf leur instinct de survie et ce qui leur permet de tenir encore debout : une certaine idée d’eux-mêmes. Au milieu, pas d’arbitre, tous les (mauvais) coups sont permis et vont inexorablement dans le même sens.

Le match est déséquilibré. Pourtant, le documentaire de Jean-Pierre Duret et Andrea Santana, tourné à Givors, non loin de Lyon, ne suscite pas l’accablement. Il n’édulcore rien non plus, ne donne pas d’illusoires raisons d’espérer. Il se met simplement à hauteur d’hommes et de femmes exclus de tout ou presque, si rares au cinéma et négligés, dans la réalité, par le regard de ceux qui appartiennent au « monde qui bouge ». Ces « invisibles » sont ici au centre de l’écran, racontant leur quotidien, leurs difficultés, leur façon d’appréhender cette réalité qui leur est hostile. Des « accidentés de la vie », comme on dit, dont les blessures sont visibles sur les visages, dans les voix, aux gestes. Ce sont ces jeunes et ces femmes en stage de réinsertion à l’association les Jardins de Lucie, qui pratique le maraîchage biologique, le temps, littéralement, de remettre pied à terre, afin de viser une formation ou un emploi. C’est cette femme vivant seule dans son appartement avec ses deux chats et son vieux chien, qui fut un jour directrice commerciale dans une maison d’édition, aujourd’hui répondant à une annonce de téléprospection. Une des branches de ses lunettes s’est fait la malle. « Aucune porte ne s’ouvre, on est considéré comme plus bon à rien à 60 ans », dit-elle. Un jour, elle est obligée de se rendre au Secours populaire pour manger. Elle se sent alors « un petit peu énervée », si mal à l’aise, humiliée. D’autres ont davantage l’habitude de venir se réapprovisionner là. Comme ce couple. Un homme et une femme complices. Tous deux sont issus de la Ddass. « La misère, on fait avec depuis notre enfance, expliquent-ils. Pour nous, le bonheur, c’est d’être à deux, c’est tout. Et on a un petit chien. On y tient beaucoup. »

Dans une économie de survie, les associations d’entraide ou caritatives, comme les Jardins de Lucie ou le Secours populaire, sont indispensables. Résister à la misère est impossible sans mains tendues, sans ces bénévoles que les documentaristes n’ont pas laissés hors champ. Ils accueillent, réconfortent, conseillent, dépannent quoi qu’il en soit en matière de nourriture. Jean-Paul est de ces militants de la solidarité –  « ma vie serait trop irrespirable si je ne faisais rien pour les autres »  –, à peine moins pauvre que ceux qu’il va aider. On le voit un peu débordé par la quantité de problèmes que rencontrent des Roumains dans un squat. Il met alors l’eau de son domicile à disposition, appelle un copain électricien. Une communauté d’entraide et de débrouille se constitue, où des échanges ont aussi lieu quant à la culture des uns et des autres. Un repas est partagé… Repousser les assauts corrosifs de la misère est un combat quotidien. Jean-Paul reconnaît avec lucidité que son action ne changera pas la marche du monde, qui produit toujours plus d’injustice. Mais, avant que le monde soit amélioré, il y a l’urgence de survivre et de ne pas se laisser aller. Se résigner serait mourir. Tous ceux qui apparaissent dans Se battre sont ainsi des résistants à l’oppression de la misère. Ce film poignant en est le témoignage. Il donne aussi à entendre Eddy, avec sa « stratégie » et son beau regard sur l’existence. Il confie être « très bien » à vivre dans une HLM. Depuis quand une telle phrase avait-elle résonné dans un film ?

Cinéma
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