Ukraine : le jeu dangereux de Poutine

En envahissant la Crimée, territoire à majorité russophone, le Président russe défend avant tout son propre pouvoir à Moscou, que le « mauvais exemple » ukrainien menace indirectement.

Denis Sieffert  • 6 mars 2014 abonné·es

En renforçant la présence militaire russe en Crimée, Vladimir Poutine a enfoncé une porte ouverte. Et il a inventé un genre nouveau d’intervention : l’invasion d’un territoire qu’il contrôlait déjà. En raison de son histoire, de sa population majoritairement russe, et pour le reste, russophone, la Crimée a davantage de liens avec Moscou qu’avec Kiev, dont elle ne dépend administrativement que depuis 1954. Pour toutes ces raisons, dont la moindre n’est évidemment pas la présence de la base militaire de Sébastopol, la Crimée est, en quelque sorte, sous-louée au grand voisin. Pour le plus grand malheur de la minorité tatare, hostile depuis toujours à la Russie, laquelle le lui rend bien.

Cela pour dire que si Poutine s’en tenait à la Crimée dans l’expression de sa colère anti-ukrainienne, on aurait à peine dépassé le niveau des symboles. Ira-t-il plus loin, par exemple en instrumentalisant les peurs de la population de la partie orientale de l’Ukraine ? Ira-t-il jusqu’à susciter un contre-soulèvement dans ces régions russophones, afin de justifier une intervention d’une autre envergure de ses troupes en Ukraine ? On ne pouvait guère le prédire, mardi, d’autant qu’il envoyait des signaux contradictoires. Quant aux menaces de sanctions économiques brandies par les Occidentaux, elles sont, économiquement et politiquement, à double tranchant. Économiquement, car si elles étaient appliquées, elles entraîneraient tout le monde par le fond. Et politiquement, parce qu’elles laissent sans doute Poutine incrédule. La partie de poker menteur n’est donc pas sans risques. La question, au moment où nous écrivons, est de savoir si le « maître du Kremlin » considérera qu’il a déjà suffisamment sauvé la face avec sa « vraie-fausse » invasion de la Crimée. Car « sauver la face » n’est pas seulement pour Poutine pêché d’orgueil. L’usage de la force est inscrit dans sa culture politique, comme dans l’histoire de l’Union soviétique stalinienne et post-stalinienne. Poutine a en horreur les mouvements sociaux et les revendications démocratiques. Pour lui, les soulèvements et les révolutions sont faits pour être matés. La violence est consubstantielle à son système. Souvenons-nous de la Tchétchénie, ou du dénouement sanglant des prises d’otages du théâtre de Moscou en 2002, ou de l’école de Beslan en 2004. D’où d’ailleurs de solides affinités avec le Syrien Bachar Al-Assad qui vont bien au-delà d’intérêts stratégiques communs. Pour Poutine, les Ukrainiens de la place Maïdan ont donné le mauvais exemple au peuple russe. Le culte de l’homme fort ne peut s’accommoder de défaites ou d’humiliations, surtout aux portes de ce qu’il considère toujours comme un empire. Et aux dépens d’un pouvoir qui ressemble tellement au sien. Poutine se doit d’inspirer la peur. C’est la base de son pouvoir. L’exacerbation d’un nationalisme russe humilié après la chute de l’URSS va de pair avec ce profil psychologique, et lui assure de solides appuis dans la population. En pleine reconquête d’un statut international pour son pays, il ne peut tolérer un camouflet qui, de son point de vue, lui est infligé non par son plus proche voisin, mais de l’intérieur.

Et les raisons que l’on appelle géostratégiques s’inscrivent aussi parfaitement dans sa logique. Pour Poutine, l’Ukraine, malgré son indépendance depuis 1991, appartient toujours à l’aire d’influence post-soviétique. Il raisonne en termes de conflit Est-Ouest. Hélas, dans un autre « style », d’apparence plus diplomatique, les Occidentaux n’ont pas vraiment une « philosophie » différente. Ce qui n’a plus guère de sens, puisque la Russie, depuis les années Eltsine, a été plongée de gré ou de force dans ce que l’économie de marché a de pire. Et les ultralibéraux américains ont eu à l’époque une responsabilité accablante. Faute de différenciation économique, reste donc à la Russie l’affirmation nationaliste. D’où l’importance de la Crimée, et de la base maritime de Sébastopol. Et d’où la crainte que l’Ukraine intègre à plus ou moins long terme l’Otan. Or, il faut le dire, cette crainte n’est pas tout à fait infondée. Poutine n’a pas oublié qu’en 2006 George W. Bush avait fait débarquer du matériel militaire dans le port de Théodosie, à l’est de la Crimée, pour y organiser des manœuvres connues sous le nom de code « Sea Breeze ». Il est également vrai que, depuis des années, l’opinion ukrainienne est travaillée à l’ouest par des réseaux d’influence américains et européens. Et lorsque le nouveau gouvernement de transition décide, à Kiev, de retirer au russe son statut de langue régionale, il accomplit un acte d’hostilité qu’un homme comme Vladimir Poutine a tôt fait d’interpréter comme une déclaration de guerre.

Le paradoxe dans cette affaire, c’est que certains mouvements de la place Maïdan, et une partie de la population ukrainienne, viennent aussi de cette culture post-soviétique qui a dégénéré en nationalismes. Il n’y a d’ailleurs pas un seul pays ex-communiste qui ait échappé à cette dérive. À commencer, bien sûr, par l’ex-Yougoslavie en 1991. À Kiev, nous avons vu à l’œuvre un courant ultranationaliste et fascisant comme Svoboda qui a pris de l’importance à mesure que la répression s’aggravait. Quand un régime tire sur la foule, il choisit ses adversaires. Restent sur place les plus déterminés, ou les plus fanatiques. C’est exactement selon le même processus que Bachar Al-Assad a renforcé les jihadistes en Syrie aux dépens de l’opposition modérée et laïque. Pour autant, assimiler tout le mouvement à ces extrémistes relève de la propagande. Les dirigeants de l’opposition sont plutôt des libéraux en étroite relation avec l’Allemagne. Et dans leur immense majorité, les manifestants entretiennent le rêve d’une Union européenne mythique, démocratique, consumériste et moderne. Ils y voient surtout un instrument pour se débarrasser d’un régime pro-russe autoritaire et corrompu. Nous savons, pour notre part, que c’est un peu plus compliqué que ça, et que ce sont plutôt les plans de restructuration du FMI qui guettent une population déjà plongée dans une grande pauvreté. Une autre forme de tyrannie. C’est la face sombre de l’Europe. Celle qui s’offre au peuple grec. Mais l’antidote n’est sûrement pas la soldatesque russe.

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