« La Ligne de partage des eaux », de Dominique Marchais : « Un cinéma pédagogique, pas militant »

Dans la Ligne de partage des eaux , Dominique Marchais donne à penser sur l’aménagement du territoire, entre villes et campagnes.

Christophe Kantcheff  • 17 avril 2014 abonné·es

Après le Temps des grâces, en 2009, Dominique Marchais poursuit, avec la Ligne de partage des eaux, son exploration documentaire de notre environnement et des manières dont les hommes agissent sur lui. Entretien avec un réalisateur qui allie intimement cinéma et écologie.

Pourquoi ces premières images avec un enfant faisant un puzzle ?

Dominique Marchais : Le puzzle du film représente un grand paysage : une source avec autour des alpages, puis des jardins et, en bas, l’urbain, le village. C’est une vision qui vient de l’enfance. On continue à évaluer l’extérieur en fonction de représentations totalement inactuelles. D’où la déception lorsqu’on voyage. Celle-ci vient de l’inadéquation entre les représentations que l’on a de l’espace et la réalité. Les deux films que j’ai réalisés se proposent de contribuer à l’actualisation des représentations, qui favorise non le consentement à l’état de fait mais la formulation de nouveaux projets. Que va-t-on faire avec ce qui est là, cet habitat diffus, ces rivières polluées, cette biodiversité anémiée ? Faire des films, c’est aller au-delà de sa peine pour retrouver quelque chose à aimer et à faire ici et maintenant avec les autres. C’est le sens du titre : la Ligne de partage des eaux, « partage » au sens de rassembler. Et puis, le principe du puzzle, c’est le plaisir de recoller les morceaux. C’est une métaphore intéressante pour penser le travail en commun, le travail politique. Il ne s’agit pas de lisser ou de fondre, mais de trouver les imbrications. Sur quel projet ? Et avec qui ?

Pourquoi prendre comme lieu référent le bassin-versant de la Loire ?

Le débat sur la réforme territoriale était en cours quand je préparais le film. En faisant quelques lectures, j’ai eu l’intuition d’une échelle pertinente pour organiser les communautés de communes : le bassin-versant. C’est l’échelle de l’interdépendance et de la solidarité. Un cours d’eau, aussi petit soit-il, a un effet sur la totalité du système hydrographique. Le bassin-versant nous enseigne que tous les espaces se valent. C’est un positionnement sur l’aménagement du territoire en opposition totale avec ce qui se pratique en France, où on est dans le zonage et la hiérarchisation des espaces, avec, bien sûr, au sommet, la ville, la métropole. La campagne et plus encore le périurbain – qu’on devrait appeler le périrural – sont méprisés par les sociologues de l’urbain, qui disent : « Regardez tous ces gens qui votent FN et polluent le paysage… » Je ne fais pas d’angélisme. Je ne dis pas « la campagne c’est bien, la ville c’est mal ». Le film dit simplement que tous les espaces se valent.

L’interview du maire de Châteauroux montre les difficultés pour une ville à lier les questions sociales aux préoccupations environnementales…

Cette question du social et de l’écologie ne peut appeler une réponse en une phrase ou par des slogans. La position de ce maire – celle de favoriser la création d’emplois quoi qu’il en soit – a du sens, c’est celle de l’immense majorité des élus. Il faut pourtant rappeler la réalité de la ville, comment elle s’étale, comment elle disqualifie les espaces et l’environnement. Non seulement dans ses zones de contact mais aussi plus loin, car elle exige pour se développer des autoroutes, des plates-formes logistiques, des décharges, du périurbain, etc. Des intellectuels pensent qu’il n’y a d’autre horizon que la ville et que nous sommes tous urbains. Ceux-là apportent des arguments aux maires des grandes villes pour donner les clés de celles-ci à Vinci ou à Veolia. Il faut questionner les projets économiques des moyennes et des grandes villes.

Le projet du maire de Châteauroux, en l’occurrence, est absurde…

Oui. Les maires ont à peu près tous le même : la construction de plateformes logistiques – ces gros hangars de stockage sur lesquels les camions se branchent directement – visibles partout autour des villes, dans un contexte où on ne produit presque plus rien en Europe. Le maire de Châteauroux est aussi d’une grande franchise sur l’autre problème de la logique métropolitaine : la compétition entre les villes. Il admet être en concurrence avec Vierzon, Bourges ou Limoges. Les entreprises qui veulent développer une activité font désormais le tour des grandes villes et choisissent leur emplacement en fonction de la plus offrante. C’est une logique suicidaire pour l’espace, qui, par ailleurs, ne profite qu’à une petite portion de la population. Le maire de Châteauroux va trop vite quand il estime que l’agriculture n’est plus un secteur d’activité capable de créer de l’emploi. Parce qu’il n’a pas la culture de l’agriculture biologique, des circuits courts. Il faudrait qu’il l’acquière, et là l’État a un rôle à jouer. L’agriculture ne sera pas la solution miracle, mais c’est une activité territorialisée qui peut créer de l’emploi, ne disqualifie pas la ressource et donne le temps de penser.

Votre film ne se borne pas à dépeindre une situation catastrophique…

Au début du film, le policier de l’eau qui s’adresse aux éleveurs dit : « On n’est pas dans la Beauce, ici on peut faire quelque chose. » C’est très réaliste. Il y a des endroits où on ne peut plus rien faire. La pollution aux nitrates dans la Beauce n’est peut-être pas irréversible, mais le processus de dépollution, s’il a lieu un jour, prendra beaucoup de temps. En revanche, il y a de nombreux endroits où on peut faire quelque chose. Cela implique, en premier lieu, de constituer un inventaire de l’existant avec le plus de monde possible. Un groupe de chercheurs italiens multidisciplinaires – philosophes, agronomes, économistes… –, qui se sont baptisés les « territorialistes », réfléchit au développement social et économique à partir de l’analyse du territoire. La première chose à faire, disent ces chercheurs, et il faut s’en donner le temps, ce sont des cartes de territoire réalisées avec tous les citoyens, de tous âges, de toutes conditions. « Comment vous voyez-vous chez vous ? » ; « Qu’est ce qui est beau chez vous ? » ; « Qu’aimeriez-vous conserver, transformer ? »

Vous êtes attentif aux projets qui partent du local et aux processus démocratiques…

Ce qui est important dans le local, qui fonde sa capacité d’entraînement et de changement du monde, c’est la question de la mise en réseau. Elle exige du temps : c’est de l’informel, ce sont des rencontres. À défaut de la favoriser, il faudrait cesser de lui nuire. Il faut laisser le plus possible les gens s’organiser eux-mêmes. Il faut arrêter d’infantiliser. C’est le sens de la séquence avec le conseil de la communauté de communes, sur le plateau de Millevaches. Ces gens ont créé l’une des premières communautés de communes – interdépartementale, qui plus est. Et ils ont un beau bilan. Avec très peu, ils ont fait beaucoup : de l’aide à la personne, une crèche, de la culture, de l’urbanisme. Ils ont acheté des fermes et permis l’installation de personnes, etc. Soudain, le préfet annonce que la communauté de communes est cassée parce que, à la faveur d’un grand chambardement, on met les Corréziens avec la Corrèze et les Creusois avec la Creuse. Et on les marie de force avec Aubusson et Felletin. Cela peut se défendre – certains, parmi les représentants communautaires, ont dans le film des arguments dans ce sens, car les villages ont aussi besoin des villes. Mais, le problème, c’est le processus démocratique qui est nié ou faussé. Par exemple, dans les grandes intercommunalités, ne faudrait-il pas bonifier les postes des représentants de la ruralité ? Ces questions de techniques démocratiques sont très importantes.

Le cinéma est-il un moyen de mieux connaître le monde ?

Oui. Le cinéma est un outil de connaissance, et je revendique le mot de « pédagogie » – tout en réfutant la notion de cinéma militant. Je m’interroge beaucoup sur la forme « long métrage » pour ce type de travail. Une autre me semble très pertinente, celle du feuilleton documentaire, comme on a pu en faire dans les années 1970 au Canada. Il y avait un programme qui s’appelait « Société nouvelle », avec un grand film et des modules destinés à être montrés dans les associations, les entreprises, les écoles… Quand je parle de pédagogie, je dois préciser : ce n’est pas la pédagogie au sens où le film répondrait sans délai à toutes les questions. Je m’adresse à des spectateurs qui ne sont pas trop pressés. Parce que les remises en question se font dans le silence et la solitude. Donc, un cinéma de pédagogie, ce n’est pas un cinéma qui énonce un problème et encore moins une solution, mais qui apporte des éléments de compréhension.

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