Détestable ? Oui, et pourtant…

L’affaire de l’attribution de la Coupe du monde au Qatar montre combien le business l’emporte sur les préoccupations sportives.

Denis Sieffert  et  Louise Pluyaud (collectif Focus)  • 12 juin 2014 abonné·es
Détestable ? Oui, et pourtant…
© Photo : AFP PHOTO/Christophe Simon

Tout commence par un dîner discret à l’Élysée, le 23 novembre 2010. Un dîner dont France Football révélera l’existence dans son édition du 29 janvier 2013, soit deux ans plus tard. Autour de la table, Nicolas Sarkozy, alors président de la République, Michel Platini, président de l’UEFA, Sébastien Bazin, l’un des dirigeants du fonds d’investissement Colony Capital, propriétaire du PSG, et, last but not least, Hamad ben Khalifa al-Thani, émir du Qatar, accompagné de son Premier ministre. Particularité : le rendez-vous se tient une semaine avant le vote qui déterminera l’attribution de la Coupe du monde de 2022. Avant ce repas, Michel Platini avait laissé entendre qu’il penchait pour la candidature des États-Unis. Mais, quelques jours plus tard, c’est le Qatar qui est désigné. Contre tous les usages, le président de l’UEFA fera même savoir publiquement qu’il a voté en faveur de l’émirat. Plus troublant encore, cinq membres européens sur les huit que compte le comité directeur de la Fédération internationale de football association (Fifa) ont accordé leurs suffrages au Qatar. Nul besoin de beaucoup d’imagination pour en déduire que le dîner de l’Élysée a été l’occasion d’un énorme deal. Car c’est aussi peu après que le Qatar reprend le PSG en grande difficulté financière, investit dans le groupe Lagardère et crée le bouquet de télévision BeIN sport qui sera inauguré au cours de l’été 2012 (voir page 19).

Dans une biographie de Michel Platini, les journalistes Arnaud Ramsay et Antoine Grynbaum font d’autres révélations sur cet épisode que certains n’hésitent pas à qualifier de « Qatargate »  [^2]. On apprend par exemple que les deux plus fervents supporters de la candidature qatarie à la Fifa ont été le Belge Michel D’Hooghe, dont le fils travaille pour le Qatar, et le magnat chypriote du pétrole Marios Lefkaritis, dont les entreprises ont des accords de partenariat avec l’émirat. Mais, après tout, pourquoi pas une Coupe du monde au Qatar ? Pour quelques raisons qui ne peuvent que semer le trouble et nous éloigner du sport. À commencer par cette évidence : l’émirat n’est pas une « terre de football ». La température monte allégrement à plus de 50 °C l’été, et on voit mal dans ces conditions comment on pourrait y jouer des matchs de haut niveau. Le « jeu », comme dirait Platini, aurait-il donc été le cadet des soucis de ceux qui ont organisé ce vote ? On peine en tout cas à trouver des arguments sportifs en faveur du Qatar.

Le trouble est si grand que, quatre ans après le vote, l’affaire est loin d’être terminée. Surtout que les deux « solutions » ébauchées pour surmonter l’énorme difficulté que Nicolas Sarkozy, l’émir du Qatar et les dirigeants de l’UEFA ont eux-mêmes créée posent d’autres problèmes. Va-t-on, comme certains l’envisagent, jouer la Coupe du monde en hiver ? Ou faudra-t-il construire des stades réfrigérés dans un pays qui ne possède aucune infrastructure, ni d’ailleurs aucun public autochtone pour ce genre de manifestation ? Ironie du sort, la première hypothèse bouscule tout le football-business, lequel repose sur les saisons européennes qui font vivre les grands clubs. Elle se heurte à l’opposition des fédérations allemande et anglaise, qui n’étaient pas dans le deal et ne veulent pas désorganiser leurs championnats nationaux et la Ligue des champions, la compétition la plus rémunératrice. L’autre hypothèse est aussi pharaonique qu’ubuesque. En attendant, des chantiers gigantesques ont déjà débuté dans un pays où la main-d’œuvre immigrée est traitée sans égards. Et c’est peu dire. Ainsi, le Guardian du 25 septembre dernier a révélé que les travaux auraient déjà causé la mort de 44 ouvriers, pour la plupart népalais, au cours du seul été 2013. Et le quotidien britannique n’hésite pas à parler d’esclavage. Un terme repris par la Confédération syndicale internationale. En raison des conditions climatiques et de l’absence de toute protection sociale, l’affaire de la Coupe du monde au Qatar est évidemment un cas extrême. Mais ce n’est pas le seul. Ailleurs, comme au Brésil, la population proteste contre des investissements qui sont un défi à la misère. L’ardoise de 2,7 milliards d’euros passe mal dans une population pourtant connue pour sa passion du futebol. Surtout lorsqu’il s’agit de construire des stades, comme celui de Manaus, au cœur de l’Amazonie, dont on peut douter qu’il ait un emploi après la Coupe du monde. Mais les manifestations ont inspiré au président de la Fifa, Sepp Blatter, cette réflexion aussi méprisante que peu démocratique : «   Le football est plus fort que l’insatisfaction des gens. »  

Le football ? Ou le business au profit des grandes entreprises de travaux publics occidentales et les intérêts géostratégiques dont parle Pascal Boniface (voir page 20) ? Et ce n’est pas l’attribution de l’édition 2018 de la compétition à la Russie qui va redorer le blason des instances dites sportives. Surtout quand le secrétaire général de la Fifa, Jérôme Valcke, donne à sa façon les clés de ce choix en affirmant qu’un « moindre niveau de démocratie est parfois préférable pour organiser une Coupe du monde ». Avant d’ajouter : « Quand on a un homme fort à la tête de l’État, qui peut décider comme pourra peut-être le faire Poutine en 2018, c’est plus facile pour nous les organisateurs [^3]. » On ne saurait être plus cynique ! Ce n’est évidemment pas le football qui est en cause, mais le gigantisme qui submerge le sport le plus populaire du monde. Et ce n’est pas nouveau. Les journalistes de Fakir Antoine Dumini et François Ruffin, dans un petit livre au titre évocateur, Comment ils nous ont volé le football, situent en 1974 le grand tournant [^4]. Selon eux, c’est « l’axe Dassler-Havelange » qui a poussé le foot dans la folle spirale que l’on connaît aujourd’hui. Horst Dassler, le fondateur et patron d’Adidas, et João Havelange, alors président de la Fifa, n’ont pas hésité à écarter quelques gêneurs pour conforter un pouvoir sans partage sur l’organisation des coupes du monde. Dumini et Ruffin rappellent que, quelques années plus tard, André Guelfi, un proche de Dassler (qui sera par la suite condamné dans l’affaire Elf), a révélé comment les deux deus ex machina du football moderne ont harcelé un membre de la direction de la Fifa, Helmut Käser, qui s’opposait à leur mainmise, allant jusqu’à l’accuser d’espionnage. C’est le même duo qui a promu à la tête de la Fifa le Suisse Sepp Blatter. Le Somalien Farah Addo, vice-président de la Confédération africaine, avouera plus tard qu’on lui a proposé 100 000 dollars pour voter en faveur de Blatter. Addo s’y est refusé. Mais, le jour du vote, il a découvert que la Somalie lui avait retiré son accréditation. Le président de la fédération somalienne reconnaîtra deux mois après le vote « avoir accepté de l’argent pour voter au nom de la Somalie en faveur de Blatter ». Et il y aurait tant à dire encore sur les pratiques des instances internationales. Pourtant, le jeu reste le jeu. Et le spectacle garde son pouvoir d’attraction. Nous sommes nombreux à être condamnés à une sorte de schizophrénie. Il est honnête de l’avouer. On se reconnaît ainsi dans l’« aveu » de François Ruffin, confessant que, pendant qu’il mettait la dernière main à son livre dénonçant le foot-business, sa télé était allumée sur la chaîne qatarie BeIN Sport, qui retransmettait le match Galatasaray-Juventus… Et nous avons lu avec plaisir le livre d’Olivier Guez Éloge de l’esquive, qui décrit les plus beaux gestes de l’histoire du football, les dribbles hallucinants de Garrincha et les intuitions géniales de Pelé [^5].

Opium du peuple ? Sans doute. Mais, après tout, le fumeur ne se réduit pas à sa fumette et l’amateur de bon vin à quelques moments d’ivresse. En exergue de leur livre, Ruffin et Dumini citent Gramsci, qui jugeait que l’erreur de l’intellectuel « consiste à croire qu’il peut être un véritable intellectuel (et pas seulement un pédant) s’il est distinct et détaché du peuple-nation, s’il ne sent pas les passions élémentaires du peuple ». On peut évidemment être insensible aux beautés de ce jeu, ou être dans l’incapacité de faire abstraction d’un contexte souvent révoltant, mais on ne peut ignorer qu’en dépit de tout le football est le plus populaire des sports et qu’il agit comme un révélateur de nos sociétés.

[^2]: Président Platini , Arnaud Ramsay et Antoine Grynbaum, Grasset, 315 p., 18,90 euros, une remarquable biographie, loin d’être à charge, de l’ancien footballeur.

[^3]: Cité par Simon Maillard et Patrick Vassort dans leur pamphlet CIO, FIFA : le sport mortifère , Le Bord de l’eau, 62 p, 6 euros.

[^4]: Comment ils nous ont volé le football , Antoine Dumini et François Ruffin, Fakir éditions, 123 p., 6 euros.

[^5]: Éloge de l’esquive , Olivier Guez, Grasset, 108 p., 13 euros.

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Peut-on encore aimer le foot ?
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