L’intégration estampillée halal

L’extrême droite aime à désigner le code alimentaire musulman comme le symbole d’un repli communautaire. Et si, au contraire, ce mode de consommation permettait d’affirmer une identité française ?

Léa Ducré  • 5 juin 2014 abonné·es
L’intégration estampillée halal
© Photo : AFP PHOTO / SEBASTIEN BOZON

Sous la lumière crue du rayon frais, aux côtés des saucisses de volaille et des blancs de poulet halal, trône un jambon de pays. L’intrus, photographié et mis en ligne sur Al-Kanz, un site sur les modes de consommation des musulmans, n’est pas arrivé là par hasard ni par l’étourderie d’un employé du magasin. L’acte est revendiqué sur plusieurs blogs et forums d’extrême droite appelant à la « résistance au halal ». Depuis plus d’une décennie, le code alimentaire musulman est devenu la cible favorite des groupes identitaires. Des « soupes au cochon » lancées en 2000 au vaste « apéro saucisson-pinard » de la Goutte-d’Or dix ans plus tard, tout est bon pour raviver la polémique. Et l’extrême droite n’est jamais loin derrière. Après avoir fait planer la menace du « tout halal » sur la présidentielle de 2012, Marine Le Pen a remis le sujet sur le gril aux municipales. Sur son injonction, tous les maires frontistes devaient, une fois élus, remettre du porc aux menus des écoles. Robert Ménard a entendu l’urgence. Première sortie politique du nouveau maire de Béziers, apparenté FN, le 5 avril dernier : «  Il n’y aura pas de repas halal dans les cantines municipales. »

Dans Passion française, la voix des cités [^2], Gilles Kepel, spécialiste du monde arabe contemporain, étudie l’émergence sur la scène politique de personnalités issues de l’immigration lors des élections législatives de juin 2012. « Aujourd’hui, alors que la polémique sur l’identité nationale fait rage […], je veux comprendre ce que signifie [leur] descente dans l’arène électorale pour la première fois. » Quel était leur positionnement ? Pourquoi ces hommes et ces femmes ont-ils décidé d’incarner la « souveraineté » du peuple français ?

L’auteur a rencontré 107 de ces quelque 400 candidats. L’occasion pour eux, parfois, de réexpliquer ce qu’ils n’avaient pas réussi à délivrer lors de leur profession de foi. « J’avais envie de prouver à une élite que ce n’est parce qu’on est enfant d’ouvrier et que l’on s’appelle Zina Dahmani, explique l’ex-candidate PS dans le Nord, qu’on ne peut pas aller au combat et défendre un certain nombre de valeurs qui vous sont propres et chères. »

[^2]: Gallimard, 288 p., 18,90 euros.

Déclarations magistrales et provocations mesquines : le refus du halal sert de chiffon rouge, étendard de ces valeurs « gauloises  » des vrais « Français de souche ». Pourtant, au supermarché, les produits estampillés halal ont des résonances très franco-françaises. Saucisses de poulet et hachis Parmentier occupent les gondoles. Drôle de façon d’exprimer un rejet de la République ! Et si le halal représentait au contraire un moyen d’exprimer conjointement une double identité : Français et musulman ? C’est la thèse de Christine Rodier. Pour elle, l’importance croissante du code alimentaire signe moins un repli communautaire qu’une intégration réussie. Fruit d’une une enquête de terrain menée auprès de migrants berbères et de leurs descendants entre 2007 et 2010, son livre, la Question halal (PUF, 2014), lève les préjugés sur le sujet. Tout d’abord, manger halal ne veut pas dire déguster un couscous. La « représentation stéréotypée d’un “Orient fantasmé’’ et “exotique’’ » évoquée par la chercheuse n’est pas difficile à observer. « Les raviolis halal sont systématiquement classés aux saveurs orientales », fait remarquer Fateh Kimouche, à l’origine du site Al-Kanz. « Pourquoi ? Aladin mangeait italien ? » Pour le blogueur à l’humour grinçant, l’amalgame entre produits halal et alimentation orientale relève d’une forme  «   d’islamophobie ». «   En confinant les musulmans dans une imagerie orientalisante, on nous refuse notre réalité française », explique ce trentenaire qui aime à se définir comme un musulman « autochtone », autant musulman que Français. Pour Christine Rodier, le halal est d’abord l’objet d’un antagonisme intergénérationnel. Un long chemin a été parcouru entre la disette quasi végétarienne du bled et le choix pléthorique de produits halal dans les grandes surfaces. Les premiers immigrants des années 1970 étaient habitués à un régime frugal, viandes et légumes n’apparaissant que les jours de fête. Arrivés en France, ils découvrent l’abondance de la société de consommation. Couscous et tagines à la viande s’imposent comme une « revanche sociale et un signe de richesse ». Beaucoup de musulmans se contentaient alors de s’abstenir de manger du porc et de boire de l’alcool. C’est la nouvelle génération, née en France, qui va faire de l’abattage rituel une condition pour consommer de la viande. Ces jeunes musulmans, que Gilles Kepel appelle les « rebeus », portent un regard très critique sur l’alimentation de leurs «   darons ». Ils initient une « découscousification » pour adopter ce qu’Anne-Marie Brisebarre nomme la «   halal attitude ». Nems, hamburgers ou pizzas, ils veulent consommer comme les jeunes de leur âge, tout en respectant l’impératif halal.

Croyants et instruits, ces jeunes mettent en avant une lecture plus rigoriste de l’islam. Pour eux, la distinction entre le halal et le haram, le licite et l’illicite en arabe, dépasse largement le domaine alimentaire. Le halal, synonyme de pureté, concerne alors tous les aspects de la vie musulmane. C’est ce que Gilles Kepel désigne comme «   l’ubiquité du halal ». L’islamologue considère cette « extension du domaine du halal » comme un phénomène significatif de l’affirmation identitaire apparue depuis les années 2000, l’équivalent du voile côté cuisine. Une lecture que Fateh déplore : «   C’est le contraire d’une revendication identitaire : c’est une aspiration à la banalité. »  Pour lui, le halal n’est pas un choix, «   c’est constitutif de [sa] personnalité ». Et vouloir goûter à la gastronomie française est tout aussi naturel. «   Je veux simplement manger comme la société dans laquelle j’ai grandi m’a montré que l’on mange ! » Côté business, le halal représente un label qui signale, par extension, tous les produits qui ne contiennent ni viande non conforme, ni porc, ni alcool. D’où l’apparition de maquillage, d’eau minérale ou même de vins sans alcool estampillés halal. Le marché est juteux : il représenterait près de 5 milliards d’euros selon les dernières estimations du cabinet Solis. Et cinq millions de consommateurs potentiels, dont font partie les « beurgeois », ces trentenaires fraîchement sortis des grandes écoles. Lesquels fréquentent régulièrement les restaurants gastronomiques et consomment du foie gras 100 % halal, et qui constituent une cible de choix sur ce marché. Mais, à voir les affaires de « faux halal », on constate que le capitalisme carnassier n’est pas très regardant sur la conformité. Il n’existe pas en France de label reconnu. Derrière ces étiquettes qui font vendre, se dessine une autre lecture du succès du halal. Les consommateurs musulmans ont-ils trouvé là un moyen d’exprimer des identités plurielles ou se font-ils prendre au piège d’un marketing cherchant à « halaliser » leur vie quotidienne ?

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