Ils ont hollandisé Jaurès !

Jérôme Pellissier rappelle que le réformisme radical de Jaurès ne peut être confondu avec un réformisme libéral.

Jérôme Pellissier  • 24 juillet 2014 abonné·es
Ils ont hollandisé Jaurès !
© **Jérôme Pellissier** est écrivain, auteur de la pièce *Rallumer tous les soleils : Jaurès ou la nécessité du combat* (éd. de l’Amandier). Photo : AFP PHOTO / ERIC CABANIS

On finissait par être habitués, depuis quelques années, à voir Jaurès victime des pires mensonges – de Louis Aliot (vice-président du Front national) affirmant que « Jaurès aurait voté Front national » à Nicolas Sarkozy proclamant qu’il « récusait la lutte des classes » en passant par Jean-Michel Baylet (homme politique et d’affaires, PDG du groupe La Dépêche) osant un stupéfiant : « Moi, j’admire Jaurès, qui a écrit pendant vingt ans dans la Dépêche du Midi, qui était son journal et non pas l’Humanité, contrairement à ce que tout le monde croit. »

On s’était même résigné à ne plus voir apparaître, chez la majorité des politiques, que le Jaurès des dictionnaires de citations, ce philosophe si nécessaire sans lequel nous ne saurions pas que le courage, « c’est de supporter sans fléchir les épreuves que prodigue la vie » (François Hollande) ou « de choisir un métier et de le bien faire » (Nicolas Sarkozy) ! L’année 2014 nous apporte une nouveauté : la « hollandisation de Jaurès ». Une opération conduite notamment par la Fondation Jean-Jaurès (1), présidée par Henri Nallet, ancien ministre de la Justice et ancien employé des laboratoires Servier, et dirigée par Gilles Finchelstein, employé de l’agence Havas Worldwide et ex-conseiller de Dominique Strauss-Kahn. L’objectif : tenter de nous convaincre que « les choix politiques du Président sont dans la continuité de ceux de Jaurès »  (Henri Nallet). Le défi est d’envergure. Car le cœur du principal intéressé, qui ne cachait pas qu’il trouvait Clemenceau « plus puissant » et « plus fécond » que Jaurès, n’y est pas. Mais nous sommes en 2014, centenaire oblige – et commémorer Jaurès peut servir, comme la panthéonisation de 1924, « à dissimuler derrière son grand nom la carence d’une majorité qui déçoit tous les jours les espoirs que les travailleurs avaient placés en elle. Ainsi les prêtres des religions décadentes, à mesure que leur flamme s’éteint, que leur foi s’abolit, multiplient les images saintes à l’usage des fidèles leurrés (2) ». Flamme éteinte et foi abolie, certes. Mais les fidèles de 2014 ne sont plus leurrés comme ceux de 1924. « Jaurès ne parlait pas comme vous ! »  : ce cri lancé à François Hollande par une femme anonyme, le 23 avril, à Carmaux, est symptomatique de ce qu’a pensé ce jour-là tout le peuple de gauche. Néanmoins, les prêtres essayent encore. Mais comment hollandiser Jaurès ? Comment rendre compatibles l’homme qui explique en 2012 : « La gauche a été au gouvernement pendant quinze ans, au cours desquels nous avons libéralisé l’économie, ouvert les marchés à la finance et aux privatisations » et celui qui, en 1900, rappelle que « le Parti socialiste est un parti d’opposition continue, profonde, à tout le système capitaliste, c’est-à-dire que tous nos actes, toutes nos pensées, toute notre propagande, tous nos votes doivent être dirigés vers la suppression la plus rapide possible de l’iniquité capitaliste (3) » ? Bref, comment déformer suffisamment Jaurès pour que ses choix paraissent avoir été dans la continuité antérieure de ceux de Hollande (4) ? Politiques et historiens vont user, pour cette transmutation idéologique, de différents artifices. La plupart jouent simplement sur la persistance des mots – puisque Jaurès était socialiste et que le parti s’appelle encore « Parti socialiste »… ; puisque Jaurès se disait réformiste, il « aurait voté le pacte de responsabilité » (Manuel Valls) du gouvernement, qui est « fidèle à l’esprit de la réforme (François Hollande) », etc. Rappelons donc que le socialisme de Jaurès implique « que tout individu humain [ait] un droit de copropriété sur les moyens de travail [et] soit assuré de retenir pour lui-même tout le produit de son effort, assuré aussi d’exercer sa part de direction et d’action sur la conduite du travail commun ». Un socialisme qu’il qualifie de « socialisme collectiviste ou communiste » et qu’il oppose au « socialisme d’État », alias « capitalisme d’État », lequel «  se borne à protéger la classe non possédante contre certains excès de pouvoir de la classe capitaliste, contre les conséquences outrées du système » .

Rappelons aussi que le réformisme radical de Jaurès, destiné à mener la République au socialisme (qu’elle contient), ne peut être confondu avec un réformisme visant à contraindre la République au libéralisme (qui la dissout). Jaurès condamne les réformes qui ne seraient que des « adoucissants ». « Nous ne voulons pas que la République soit pour le prolétariat une duperie. […] Oui, des réformes, mais nettement orientées vers la propriété sociale. Oui, la République, mais tous les jours le plus largement pénétrée de l’esprit prolétarien, tous les jours plus animée du souffle socialiste. » Les réformes sont « des formes nouvelles » destinées à « [faire] peu à peu éclater les cadres du capitalisme ». Autre procédé appliqué à Jaurès : le faire gagner en superficie pour lui faire perdre en profondeur. L’élever à ce statut de « Grand Homme » qui rend consensuel autant qu’inoffensif. En faire un « homme d’État de la trempe [d’un] Clemenceau ou d’un de Gaulle », « déterminé à gouverner la France [et à la] mener à la victoire » (l’historien Vincent Duclert), lui donner « une épaisseur historique qui appartient à toute la nation » (Claude Bartolone). Bref, « l’homme du socialisme […] est aujourd’hui l’homme de toute la France », nous affirme un François Hollande assez soulagé que cet homme de toute la France ne soit ainsi plus l’homme du socialisme. Nous voilà donc tous, désormais, à en croire l’historien Rémy Pech, «  les héritiers de Clemenceau. Et de Jaurès. Les combats qu’ils ont menés sont maintenant intégrés. Tous les partis politiques républicains peuvent se réclamer de ces grands hommes ». Jaurès est à tout le monde ! Donc aussi à Louis Aliot ou à Pierre Gattaz. Heureux hommes ! Et ses combats sont intégrés à l’UMP ou au PS, qui veulent donc, pêle-mêle, en finir avec le capitalisme, démocratiser l’armée, sortir du néocolonialisme, refuser les diplomaties opaques, supprimer les castes et les classes, abolir le salariat, etc. Heureuse France !

Cependant, à force de déjaurésiser Jaurès, la baudruche risque de finir toute dégonflée, et inutilisable. Il faut donc la remplir à mesure qu’on la vide : occuper le terrain en parlant très vaguement de « la dimension humaine du personnage » (Thierry Carcenac, président PS du conseil général du Tarn) et de sa « philosophie de l’humain » (Vincent Duclert), et très abondamment de certains aspects politiquement anodins : c’est ainsi qu’on nous dira tout, cette année, du brillant orateur, du critique littéraire, de l’amateur de musées, de l’amoureux du Tarn… Pendant ce temps, silence ou presque sur le Jaurès pour qui rien n’est compréhensible sans le dévoilement de cette « lutte incessante du salarié qui veut affirmer sa liberté et du capitaliste qui veut le tenir dans la dépendance », des « haines, [des] gaspillages, [du] chaos de la lutte des classes (5), conséquence et châtiment de la société capitaliste ». Sur le Jaurès qui fonde aussi l’Humanité parce que « la puissance de l’argent [a] réussi à s’emparer des organes de l’opinion », parce que la presse dominante est une « presse vénale […] aux mains du pouvoir ou des financiers (6) ». Rien non plus sur le Jaurès qui ne cesse de dénoncer l’esprit d’avidité et de concurrence propre au capitalisme, avec ses « rapines coloniales », son « internationale des obus et des profits », et tous ses allumeurs de guerre, revanchards, chauvins, hérauts des guerres saintes, qui dominent la France politique et médiatique des années d’avant-guerre. Rien sur le Jaurès demandant qui «   aura le droit de s’indigner […] si les violences auxquelles se livre l’Europe en Afrique achèvent d’exaspérer la fibre blessée des musulmans, si l’Islam un jour répond par un fanatisme farouche et une vaste révolte à l’universelle agression ». Le Jaurès célébré ** permet en outre de taire le Jaurès détesté, insulté, menacé, caricaturé, celui en butte à la haine constante des nationalistes comme à celle des affairistes, des cléricaux, des colonialistes, des antisémites, des militaristes, des diplomates, des capitalistes, des possédants et de toute leur presse… Tous ceux auxquels Jaurès s’adressait, en 1913, à la Chambre : « Dans vos journaux, dans vos articles, chez ceux qui vous soutiennent, il y a contre nous, vous m’entendez, un perpétuel appel à l’assassinat. » Jean Jaurès, nous dit-on, est mort à cause de son pacifisme. Seulement ? « Assassiné […] par la guerre » (Jean-Christophe Cambadélis). Vraiment ? Comme c’est pratique, de ne dénoncer qu’un « fanatique » (François Hollande) et qu’une guerre, quand c’est bien toute une culture, toute une France (et ses écrivains, et ses députés, et sa presse, jusqu’à l’entourage même de Poincaré, son Président) qui criait, murmurait, écrivait, dessinait le souhait de voir Jaurès mort (7). Toute une culture, toute une France qui, en 1919, gracie l’homme qui a tué Jaurès quand elle condamne à mort celui qui a tenté d’assassiner Clemenceau.

« On a beau regarder les événements du point de vue de l’histoire, il est impossible de développer ce grand drame sans s’y mêler. On va réveillant les morts et, à peine réveillés, ils vous imposent la loi de la vie, la loi étroite du choix, de la préférence, du combat, du parti pris, de l’âpre et nécessaire exclusion. Avec qui es-tu ? Avec qui viens-tu combattre et contre qui ? », demandait Jaurès. Jusqu’à présent, « l’année Jaurès » témoigne de ce qu’une majorité de politiques et d’historiens sont parvenus à parler de Jaurès sans le sortir de son sommeil et sans être à ses côtés. À nous autres, qui vivons la loi de la vie, de le réveiller (8) pour qu’il reprenne sa place, brûlante, parmi ses frères et sœurs de combat.

Idées
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