Mémoire partagée

Avec Souviens-moi , Yves Pagès élabore un livre de réminiscences où l’intime dialogue avec le monde.

Christophe Kantcheff  • 17 juillet 2014 abonné·es
Mémoire partagée
© **Souviens-moi** , Yves Pagès, l’Olivier, 108 p., 14 euros. Photo : Patrice Normand / TempsMachine / L'Olivier

« Sans la faculté d’oubli nous ne serions qu’archives mémorielles en tout et pour tout, à tel point saturés par l’omniscience du passé qu’il ne resterait dans nos zones de stockage neuronal plus aucun espace libre pour penser à vivre la suite. » Nous voilà renseignés. Yves Pagès n’est pas un traumatisé de l’oubli, même si son nouveau livre s’intitule Souviens-moi. L’auteur ne s’est pas soumis au « devoir de mémoire ». Au contraire, il a élaboré son livre à partir de réminiscences, ces souvenirs qui reviennent à la conscience quand on s’y attend le moins. Sans doute moins systématique que Je me souviens de Perec, qui tentait d’épuiser le principe mémoriel en lui-même, Souviens-moi en reprend l’élan, même si les fragments qui le composent sont plus narratifs. Ils s’étendent sur quelques lignes formant presque des mini-nouvelles, comme en écrivait à la fin du XIXe siècle Félix Fénéon – d’ailleurs cité ici.

Ce qui fait le prix de Souviens-moi, c’est que l’auteur y a mêlé des souvenirs (très) personnels à des faits se déroulant dans le monde, historiques ou anecdotiques, passés ou présents. Si bien que la mémoire d’Yves Pagès se donne très rapidement en partage. Et que le « souviens-moi » résonne comme un « souvenons-nous », incipit implicite de chaque paragraphe commençant par cette suite aux allures de (fausse) redondance : « de ne pas oublier » … Exemple : « De ne pas oublier qu’en ville, à chaque carrefour, les feux ont beau être synchronisés, il faut compter trois secondes entre le passage au rouge d’une rue et la mise au vert de l’axe opposé, ce laps d’incertitude, sans couleur fixe, offrant à chacun la tentation de passer outre ce temps mort accidentel. » Un autre : « De ne pas oublier que, du temps où Martine Aubry était ministre du Travail et de la Solidarité, il lui avait fallu définir les profils professionnels des futurs emplois-jeunes, et que, dans la nomenclature de ces services à pourvoir, le comité qui phosphorait à Matignon avait dû en écarter de trop fantaisistes, dont celui-ci –  Animateur de cimetière  –, confidence faite par un conseiller aux dents longues qui espérait, par ce détail anecdotique, me dérider hors antenne avant une émission où j’étais venu parler des “petites natures mortes” de la survie précaire. » Souvent dans un registre de douce autodérision quand il évoque sa propre vie, Yves Pagès se range volontiers aux côtés des dominés et des perdants en tant qu’écrivain citoyen. Il est aussi sensible à une certaine politique du groupe, comme dans ce fragment, magnifique : « De ne pas oublier ce principe de base imprimé sur leurs presses clandestines par les fondateurs du Comité d’autodéfense sociale (KOR) après la répression des grèves sauvages de 1976 en Pologne –  Ce que nous faisons ensemble est meilleur que la plupart de chacun d’entre nous…  – et le reproduire ici pour en préserver la mémoire collective aussi longtemps que possible. »

Cette tension entre l’intime et l’extérieur, qui traverse le livre, finit par produire un point de vue sur le réel, tendre et critique, ironique et mélancolique. L’auteur écrit en outre : « De ne pas oublier que certains papillons survolent les charmes cycliques d’une existence entière en un seul jour. » Où l’on sent que la fragilité du souvenir résonne avec la fragilité de la vie, celle des instants passés avec ceux que l’on aime, et dont certains sont à jamais partis : « De ne pas oublier les circonstances de cette ultime balade avec ma mère, entre Belleville et Stalingrad, quelques mois avant sa mort : nous deux, bras dessus bras dessous au milieu d’un cortège réclamant la régularisation massive des migrants du travail, tandis que haussant le ton parmi la foule j’avais ajouté au rituel slogan – “Des papiers pour tous !” – une suite en forme de queue de poisson : “Ou plus de papiers du tout !”, qui m’avait d’abord valu une moue de légère réprobation maternelle, puis sitôt le mot d’ordre repris alentour, une lueur de complicité malicieuse dans ses yeux. »

Littérature
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