Danse avec l’éphémère

Avec Paysage inconnu , le chorégraphe Joseph Nadj revient à sa terre natale : la Voïvodine, enclave hongroise de Serbie.

Anaïs Heluin  • 11 septembre 2014 abonné·es

Même taille, même bas collé sur la figure comme des bandits du dimanche, mêmes gestes de somnambules. Joseph Nadj et Ivan Fatjo sont deux corps étranges et sans visage. Des amis, peut-être. Mais pas du genre à se raconter des potins ou à refaire le monde. Ils sont ombres muettes. Si inséparables que l’un pourrait très bien être le double de l’autre. Quand l’un se lance dans une pantomime, l’autre suit aussitôt. Soit dans un parfait mimétisme, soit dans une complémentarité de frères solidaires jusque dans la mort, qui, on le sent, rôde dans chaque recoin du plateau sombre. Dans Paysage inconnu, créé lors de la dernière édition du festival Mimos à Périgueux, on retrouve la noirceur et l’humour du chorégraphe Joseph Nadj. Comme toute danse macabre, il est plein de grotesque et d’effroi. Les deux ombres dansantes sont des presque morts qui ont encore la force de faire des pieds de nez à la Faucheuse et à la vie. Joseph Nadj et Ivan Fatjo se placent dans un entre-deux d’où ils peuvent tout voir et tout moquer. À coup de poussière de craie, entre autres. Sur un tableau noir, les danseurs donnent libre cours à leurs fantaisies de barbouillage. Ils maculent de grosses taches blanches l’objet lié aux paradoxes de l’enfance. Au bonheur de commencer à savoir et aux souffrances scolaires. Pour le chorégraphe, la craie est métaphore des origines autant que de la précarité de l’homme. De l’identité. Dans Journal d’un inconnu (2002) et Paysage après l’orage (2006), Joseph Nadj avait déjà expérimenté la danse autobiographique. Paysage inconnu est issu de la transformation de ces deux spectacles. À travers ce troisième opus, il dit que, dans une histoire personnelle, rien ne résiste au temps. Ou presque. D’une pièce à l’autre, on retrouve un même paysage représenté chaque fois de manière différente. Avec un minimalisme que Joseph Nadj se plaît à bouger, à réinventer. Dans ses deux premières chorégraphies, il était seul sur scène ; il est à présent accompagné du danseur Ivan Fatjo, mais aussi de deux musiciens, Akosh Szelevényi et Gildas Etevenard.

Quatre corps au lieu d’un pour dire la solitude de Voïvodine, enclave hongroise de l’actuelle Serbie, dont Joseph Nadj est originaire. La scène toute noire où traînent une baignoire en métal, deux chaises, des seaux et d’autres objets purement utilitaires est cette enclave, mais c’est aussi la Pannonie. Car, en allant creuser dans son passé, Joseph Nadj est tombé sur un morceau d’histoire de sa région natale. Sa danse est archéologique. Sous l’actuelle Voïvodine, il a exhumé une province de l’Empire romain, dont les habitants, réputés braves et guerriers, furent envahis à partir du IVe siècle avant J.-C. La géographie de Paysage inconnu est à l’image de l’existence humaine : un bref triomphe avant la chute. La musique composée par Akosh Szelevényi et Gildas Etevenard est la langue de la Pannonie de Joseph Nadj. De l’éphémère, donc. Comme tous les bons moments de la vie. Ceux où on arrive à entrer en contact avec l’autre ou avec soi-même. En dialogue constant avec les percussions variées et les quelques instruments à vent et à cordes maniés par les deux musiciens, le chorégraphe et Ivan Fatjo se livrent à d’étranges petits rituels. Ils font semblant de boire dans des verres vides en jetant en l’air de la poussière de craie. S’installent face à face dans la baignoire vide. Et dansent. Joseph Nadj dit sa façon d’entrer en contact avec l’humain et réalise ainsi un bel autoportrait : celui d’un anonyme en terre de Pannonie, qui tente de se débrouiller avec le monde.

Théâtre
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