« Les années 1980 ont vu le monde patronal vampiriser l’appareil d’État »

Un ouvrage coécrit par Martine Orange, journaliste à Mediapart, retrace l’histoire du patronat depuis la Libération.

Pauline Graulle  • 23 octobre 2014 abonné·es
« Les années 1980 ont vu le monde patronal vampiriser l’appareil d’État »
© Photo : Pierre Mauroy et Yvon Gattaz AFP PHOTO / PIERRE CLEMENT

Coauteure d’Histoire secrète du patronat de 1945 à nos jours, dont sort une nouvelle édition actualisée et augmentée à La Découverte, Martine Orange retrace les évolutions du patronat, et notamment ses rapports avec le pouvoir politique.

Le patronat a-t-il toujours eu cette position dominante dans l’espace public et vis-à-vis des politiques ?

Martine Orange : Non. À la Libération, les milieux patronaux sont discrédités pour avoir collaboré avec les Allemands. Tout le corps politique, à gauche comme à droite, est défiant vis-à-vis du monde patronal, qui présente cette tache indélébile. Les grandes nationalisations de l’époque sont d’ailleurs une punition. Si Pompidou est un peu plus enclin que De Gaulle à donner un certain pouvoir au monde des affaires, à l’époque, ce sont toujours l’État et la fonction publique qui donnent le la. À droite, les ministres de l’Économie, comme Giscard ou Barre, demeurent très interventionnistes.

Dans votre ouvrage, vous évoquez la panique du CNPF quand Mitterrand est élu en 1981. Or, c’est paradoxalement sous la gauche que le patronat retrouve des couleurs…

Quand Mitterrand arrive au pouvoir, le patronat redoute en effet que la France devienne une seconde URSS. Or, ce qu’il pensait être un malheur s’avère une bonne surprise. D’abord parce que la gauche, par culture et idéologie, ne va pas se mêler du monde des affaires. Ensuite parce que le rapport de force s’inverse avec la droite : celle-ci n’est plus au pouvoir pour la première fois depuis vingt-trois ans et se voit obligée de quémander de l’argent au patronat pour boucler ses fins de mois – on voit alors des politiques revenir du siège du CNPF avec des enveloppes de billets dans les mains ! En toile de fond, il y a la révolution thatchérienne des années 1980, qui donne un nouveau corpus idéologique au patronat. Par ailleurs, une nouvelle génération de patrons monte au créneau. C’est donc dans les années 1980 que le mouvement se construit de manière autonome, cisèle ses outils de communication et commence à faire de l’entrisme dans le monde politique, notamment via la très discrète Association française des entreprises privées (Afep). Créée en 1982 par Ambroise Roux, cette association se retrouve rapidement à écrire des amendements pour le compte des politiques… On assiste alors à une vampirisation de l’appareil d’État par le monde patronal : les « puissances de l’argent », comme les appelait Mitterrand, pénètrent le cœur du pouvoir.

Pourquoi le CNPF s’est-il transformé en Medef ?

À l’orée des années 2000, la loi sur les 35 heures constitue un autre tournant. En 1997, le président du CNPF, Jean Gandois, qui a échoué dans la guerre contre Martine Aubry, reconnaît qu’il est « plus un négociateur qu’un tueur » et démissionne. Ernest-Antoine Seillière prend sa suite et rebaptise le CNPF en Medef, pour en faire non plus seulement un interlocuteur dans des négociations tripartites, mais un syndicat portant de manière offensive des exigences néolibérales. Cela lui permet au passage de se débarrasser de l’héritage du patronat chrétien qui existait encore au sein du CNPF. La création du Medef acte enfin le fait que ce sont les entreprises du CAC 40 et non les PME qui ont un pouvoir d’influence…

Et qui vont imposer leurs desiderata…

En réalité, ce n’est pas le Medef qui détient le vrai pouvoir patronal. Pierre Gattaz, le président actuel, petit dirigeant de province, n’est que le visage que le patronat veut bien se donner. Le Medef est un habillage pour l’opinion publique : il sort quelques coups d’éclat poujadistes et le pouvoir lui tape dessus quand il veut montrer qu’il promeut le dialogue social. Non, le vrai pouvoir patronal est ailleurs : dans les cercles, les réseaux, les think tanks comme l’Institut Montaigne ou le Cevipof. Il est aussi à la Fédération française des banques (FFB), à l’Afep, à la Fédération française des sociétés d’assurance (FFSA), qui sont regroupées dans le Medef mais opèrent à l’abri des regards… Ce sont ces organes qui mènent la bataille idéologique consistant à faire passer le capitalisme pour une sorte de loi naturelle indiscutable.

Publié dans le dossier
Comment le Medef dirige la France
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