L’oracle et la frondeuse

Contrairement à ce que prétend Martine Aubry, tout le monde a compris que les choses ne changeront pas avec ce gouvernement.

Denis Sieffert  • 23 octobre 2014 abonné·es

Comme tout le monde ou presque, j’ai découvert l’existence de Jean Tirole en même temps que j’apprenais sa consécration par le jury des Nobel. Et comme beaucoup (je suppose), j’ai poussé le son de mon réveil radio lorsqu’un beau matin j’ai entendu la voix du nouvel oracle. Le lauréat d’une si prestigieuse récompense allait sans aucun doute délivrer une parole singulière. Enfin du neuf ! Enfin du sérieux ! Hélas, il n’aura fallu que quelques secondes pour que l’illusion soit dissipée. On attendait un maître en économie, c’est-à-dire un peu un philosophe, et on avait un sous-secrétaire d’État au Budget. « Il faut accélérer le rythme des réformes »  ; « il faut repousser l’âge du départ à la retraite »  ; « il faut réformer le marché du travail » … Pas une des fausses évidences professées plusieurs fois par jour par MM. Hollande, Valls ou Macron ne nous avait été épargnée. Du coup, l’offre de service à François Hollande – modeste, car l’homme n’a pas l’air antipathique – tombe à plat.

À quoi bon dispenser au président de la République des conseils que le président de la République applique déjà ? Et si celui-ci tarde à appliquer ses réformes, c’est qu’on a « peu ou mal enseigné les mécanismes économiques » aux Français [^2]. C’est donc entendu, le directeur de la Toulouse School of Economics, institution « publique-privée », parrainée entre autres par Axa, Paribas et Total, est un libéral bon teint. Mais on doit se faire une raison : son nouveau statut d’expert au rayonnement international lui ouvrira désormais tous les micros de la planète médias. Et la nouvelle pythie parlera d’or et d’évangile. Cela dit, il faut reconnaître que le « label Nobel » nous est parfois bien utile à nous aussi, quand les oracles s’appellent Joseph Stiglitz (promotion 2001) ou Paul Krugman (promotion 2008), l’un et l’autre plutôt keynésiens et défenseurs de l’État providence, et qui disent à peu près l’exact contraire de M. Tirole. Preuve que l’économie n’est décidément pas une science exacte et que hiérarchiser les talents procède, dans ce domaine, du même arbitraire que celui qui consiste à juger les pirouettes en patinage artistique. C’est donc entendu, ce conseiller-là ne servira à rien, sinon à remettre une couche de conformisme sur le discours gouvernemental.

MM. Hollande et Valls feraient mieux d’écouter une autre voix, qui ne nous vient pas de Toulouse mais de Lille. Martine Aubry – c’est évidemment d’elle qu’il s’agit – a asséné dimanche quelques vérités pas très éloignées de ce que répètent les députés frondeurs, et même – ô horreur – Mélenchon, les Verts et les communistes. Elle le dit avec une fausse modération, et un souci « d’aider » dont personne ne doute… Mais dans l’ambiance ultra-caporalisée imposée par Manuel Valls, son aimable contribution au débat fait l’effet d’une bombe. Le propos de Martine Aubry n’a pourtant rien de révolutionnaire, mais il réintroduit au moins une once de politique dans un univers d’où la politique a été bannie. Elle reproche au gouvernement de ne parler que « gestion financière ». Et c’est un fait que le vocabulaire officiel se résume à peu près à trois mots : « déficit », « budget », « dette ». C’est peu pour faire rêver et donner de l’énergie à toute une société. Les femmes, les hommes, les gens ont disparu du lexique pour faire place à des courbes et à des statistiques qui noient dans la même abstraction (« la France ») les pauvres et les riches, les chômeurs et les patrons du CAC 40.

Ce triomphe de la technocratie autoritaire en lieu et place du débat et de la délibération est d’autant plus préjudiciable qu’il n’atteint même pas les buts affichés. Comme le rappelle la maire de Lille, « les économies réalisées sur les budgets publics ont engendré des pertes de recettes », les déficits ne sont donc « pas résorbés » et « le chômage augmente ». C’est la parfaite politique de Gribouille. Et ceux qui se lèvent pour proposer d’autres pistes sont sanctionnés ou stigmatisés. Le soir même de la publication de l’entretien de Martine Aubry au JDD, il a fallu que François Hollande rassure en toute hâte Angela Merkel, la Commission de Bruxelles, le patronat français et les marchés : il n’écoutera rien ni personne ! Histoire que le budget 2015 ne soit pas retoqué. Contrairement à ce que prétend Martine Aubry (qui n’y croit sans doute pas elle-même), tout le monde a compris que les choses ne changeront pas avec ce gouvernement. Tout était d’ailleurs perdu après quelques jours ou quelques semaines. La ratification du traité budgétaire européen reste le péché originel. Le moment où la gauche a été frappée de sidération. Les bobards sur la réforme fiscale ont ensuite achevé le corps malade. Martine Aubry ferait-elle mieux ? Qui peut le dire ? Quoi qu’il en soit, par les temps qui courent, sa parole frondeuse est plutôt bonne à entendre. Mais que va-t-elle faire maintenant ? À quel mouvement serait-elle disposée ? Avec quelles alliances ? Veut-elle vraiment que les choses changent pour les gens, et pour la gauche, ou veut-elle seulement « ramasser les morts » après la débâcle ? Et avoir eu un peu raison, pour rien ?

[^2]: Le Figaro du 17 octobre.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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