Jean Jouzel, scientifique engagé

Le climatologue mène un combat inlassable pour convaincre les politiques de lutter contre le réchauffement de la planète.

Claude-Marie Vadrot  • 27 novembre 2014 abonné·es
Jean Jouzel, scientifique engagé
© Photo : AFP PHOTO/BERTRAND GUAY

L’homme est discret, même s’il fréquente régulièrement les plateaux de télévision depuis une dizaine d’années. Jean Jouzel s’est peu à peu imposé comme l’une des principales figures françaises de la lutte internationale contre la dérive climatique : depuis 2002, il est vice-président du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, ce fameux Giec dont les rapports font autorité dans les négociations planétaires pour limiter les émissions de gaz à effet de serre. Lui qui prêche les économies d’énergie pour toute la planète a été à bonne école. Né en 1947, Jean Jouzel a 8 ans quand l’électricité arrive à la ferme familiale de Janzé, en Îlle-et-Vilaine. Ce souvenir de frugalité a-t-il inspiré l’itinéraire de ce grand scientifique, dont les travaux sur le décryptage des climats anciens par l’étude des glaces antarctiques sont de notoriété mondiale ? Il aime en tout cas revenir de temps à autre dans cette commune où habite désormais sa sœur. Retour aux sources pour ce fils d’agriculteur que rien ne prédestinait à cet engagement politique. Pourtant, c’est bien cet homme d’une absolue simplicité qui, de sa voix douce, ne craint pas d’admonester les grands de ce monde. Scientifique taraudé par sa conscience de citoyen, Jean Jouzel décide au début des années 2000 de sortir des murs rassurants de ses laboratoires (il a notamment dirigé le prestigieux Institut Pierre-Simon-Laplace) pour se convertir à l’art de la diplomatie. Il mène son combat sans égards pour les étiquettes politiques. Tous les chefs de l’État de ces vingt dernières années l’ont vu défiler dans leur bureau. Il a un mot pour chacun. Chirac ? « C’est lui qui a eu la meilleure écoute. » Sarkozy ? « Il a fait ce qu’il a pu lors de la conférence de Copenhague, en 2009. » De François Hollande, en revanche, il ne dit pas grand-chose. Comme si l’actuel président lui inspirait, à lui comme à tant d’autres visiteurs, une certaine perplexité.

Jean Jouzel exerce son lobbiyng discret tous azimuts. Il voit toujours Nathalie Kosciusko-Morizet, ancienne ministre de l’Écologie de Sarkozy. Il trouve que Nicolas Hulot « a joué et joue encore un grand rôle », et il dit « regretter infiniment » que Jean-Louis Borloo ne soit pas devenu Premier ministre, « ce qui aurait changé l’attitude officielle envers les questions climatiques et environnementales ». Il a aussi un mot aimable pour Delphine Batho, non sans une pointe d’ironie : « Elle a fini par très bien maîtriser ses dossiers. » Et un autre pour Ségolène Royal. «   Mais le problème, c’est qu’au-delà de l’écoute, souvent attentive, ces politiques éprouvent des difficultés pour la mise en œuvre. Alors que le temps presse.   » S’il entretient de bonnes relations avec tout le monde, Jean Jouzel ne cache pas ses opinions : «   C’est bien connu que je vote toujours à gauche, et j’ai beaucoup d’affinités avec Nouvelle Donne [le mouvement de Pierre Larrouturou, NDLR] depuis sa création en 2013. » Avant de préciser  *: « Mais je n’ai jamais été encarté. »*

On a l’impression que l’homme est comme pris en tenaille entre ses inquiétudes grandissantes et sa foi dans les hommes, qui génère en lui, malgré tout, un certain optimisme : « Si la préparation du dernier rapport du Giec a attiré tant de scientifiques, au point que nous avons dû en sélectionner deux cents sur un millier de propositions de collaborations, c’est qu’aujourd’hui notre combat mobilise et interpelle. » Autre preuve d’intérêt pour « la cause », le Giec fait désormais l’objet de nombreuses thèses. «   Nous avons construit, depuis 1988, un objet scientifique inédit, original et efficace. Je suis fier de cette aventure.   » Pour Jean Jouzel, la climatologie a commencé par un grêlon. Quand il évoque les particules et la chimie de la glace, il devient intarissable. Après son diplôme d’ingénieur obtenu à l’École supérieure de physique-chimie de Lyon, et après avoir refusé une carrière dans le privé, il consacre sa thèse à la grêle. Un phénomène dont, explique-t-il en riant, «  des générations de spécialistes et de paysans prétendent depuis des lustres qu’il est possible de l’éviter en ensemençant les nuages. C’est faux, on sait que cela ne marche pas. On n’est jamais parvenu à commander la pluie ou le beau temps !  ». En revanche, découpant et examinant à la loupe de gros grêlons, le scientifique a découvert que la glace emprisonnait une passionnante mémoire dans ses molécules. Il s’en est ensuite convaincu en analysant des carottes de glace au Groenland et en Antarctique, que les glaciologues, notamment les Russes de la base Vostok, l’un des points les plus froids du globe, avaient extraites de la banquise. Exploit technique qui a été possible à partir de la fin des années 1970. Grâce à de la glace fossile remontant à 800 000 ans, Jean Jouzel est passé définitivement de la grêle au climat, dans un laboratoire du Commissariat à l’énergie atomique, qu’il n’a jamais quitté. Avant d’autres, il avait pressenti que ces carottes extraites de la banquise contenaient la mémoire du climat de la planète : « J’admire le travail accompli par les Russes dans des conditions très difficiles. C’est grâce à eux que nous avons progressé.   »

Devenu docteur en physique en 1974, Jean Jouzel se laisse emporter par sa passion. Une passion qui se transforme bientôt en combat scientifique. Pierre Radanne, grande figure de l’écologie, le décrit comme « un homme d’une extrême sensibilité, qui souffre de ne pas être assez entendu et compris par les médias et les politiques,   alors que les menaces grandissent ». Observation partagée par le journaliste Hervé Kempf, fondateur du site Reporterre  : « Il s’est fait communicant du climat, ce qui n’a pas simplifié la tâche de cet homme sympathique qui est d’abord un scientifique.  » Même dans le combat contre ses adversaires, les lobbyistes industriels et les « climatosceptiques », Jean Jouzel reste indulgent : « Il est normal que l’on nous pose des questions et normal que l’on me contredise ». Tout de même, à propos du plus coriace d’entre eux, Claude Allègre, il hausse le ton  : « Il a largement dépassé les limites scientifiques de la contradiction. Il a été inélégant.  » La grande échéance, pour Jean Jouzel, c’est évidemment la conférence sur le climat de décembre 2015 à Paris. Quelques semaines auparavant, il aura quitté la vice-présidence du Giec, qu’il aura occupée pendant treize ans. « J’aurai 68 ans, dit-il, place aux jeunes, même si je continue à les aider. » Il devrait alors se retrouver plus souvent auprès de Brigitte, ancienne institutrice, son épouse depuis quarante-trois ans. Mais celle-ci n’y croit guère : « Il trouvera bien autre chose pour continuer son combat. »

Écologie
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