Beautés sauvages

Avec les Animaux de distance, Paz Boïra nous invite à une plongée mystique et sensuelle dans le monde naturel.

Marion Dumand  • 26 février 2015 abonné·es
Beautés sauvages
Les Animaux de distance, de Paz Boïra, FRMK, coll. « Amphigouri », 96 p., 22 euros.

Des coups de crayon sur la feuille, menus, vifs, sont autant d’oiseaux volant au loin. Des traits de mine grasse, noire, dense forment les poils des animaux de la pénombre. Entre frondaison hors champ et montagnette endormie, des silhouettes esquissées s’avancent dans la lumière : biches, renards, lapins marchent vers la grotte-bouche. Nous sommes à la lisière, nous n’avons pas eu le temps d’ouvrir le livre que, déjà, l’appel résonne en nous, avec ce dessin si fort qu’il s’empare de toute la couverture.

Comme surprendre une bête aux détours d’un feuillage, c’est un phénomène rare et beau que de voir un artiste s’incarner. Ce cadeau, Paz Boïra nous l’offre avec les Animaux de distance. Paz la diaphane, Paz la spirituelle s’est détournée de ses aquarelles monochromes. Elle a refermé – ou faut-il penser « approfondi », « complété » ? – le missel précieux de Ces leurres et autres nourritures, tout en analogies et en jeux d’esprit, pour s’aventurer sur les traces d’Henry David Thoreau, dont une citation ouvre les Animaux de distance. À l’inverse de cet écrivain américain du XIXe siècle qui, pendant deux ans, a vécu en quasi-autarcie, Paz Boïra n’a pas ouvert en solitaire ce nouveau chapitre de sa recherche. La dessinatrice a cheminé avec Rémy Pierlot, artiste handicapé mental, fasciné par la nature. Ensemble, il y a de cela quelques années, ils ont dessiné Nos terres sombres, déjà bruissant de forêt, de terrier, de bêtes. « Je trouve, expliquait à l’époque Paz Boïra, que, dans sa façon de les dessiner, il y a quelque chose de beaucoup plus proche de ce qu’est l’animalité […]. Ses animaux ont une présence bien plus vivante que quand c’est moi qui les réalise. »

Depuis, l’artiste a appris à dessiner « ses » animaux, c’est-à-dire ce qu’ils lui sont avant tout : des anti-animaux de compagnie, des animaux de distance, l’altérité en apparence absolue. Distance, altérité, certes, mais palpable, sensible. Alors, pour percevoir à nouveau, il faut d’abord rétablir le silence. Pas un mot, pas un son ne viennent perturber les dessins. C’est une plongée loin de notre monde où, pour beaucoup, sous-bois et clairière ne sont devenus que des mots, avant d’être ce passage hésitant de l’ombre à la lumière, ce seuil où la biche reste, patte levée, un temps suspendue. Tout commence par une route de nuit. Au volant, une jeune femme. Les phares font surgir un peu d’herbe verte, quelques touches de rose, la douce monotonie d’une route de campagne. Quand soudain, surgissant lui aussi, un lapin, presque une comète dans le ciel étoilé, un lapin blanc bondissant du noir alentour. La jeune femme pile. Et c’est l’accident, sous les yeux du lapin en arrêt. La jeune femme ouvre la porte, et c’est presque une Vierge qui descend, une Vierge qui se fait Alice et suit l’animal dans la trouée de la forêt.

Dire que le sens précis de ce livre nous est totalement intelligible serait mentir. Comme d’habitude, chez Paz Boïra, on tâtonne, on « hypothèse », on imagine, passant de la forêt à une église, d’une église quasi-centre d’art contemporain à une grotte où les animaux sauvages se font rois mages. Rien n’est ici définitivement posé, immuable, pas même l’atmosphère, sauvage, mystique. Notre seule certitude rejoint la quête « animale » de l’auteure : ressentir, pour la première fois peut-être, profondément. La pluie et la nuit nous touchent, comme elles glissent sur les plantes, arrosent la gueule d’un bouquetin, yeux clos de plaisir, frémissant.

Littérature
Temps de lecture : 3 minutes
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