Landivisiau : la centrale passe en force

L’État s’apprête à autoriser la construction d’une turbine à gaz pour l’alimentation électrique de la Bretagne, en dépit d’une forte opposition locale, dont les options alternatives ont été négligées.

Patrick Piro  • 12 février 2015 abonné·es
Landivisiau : la centrale passe en force
© Photo : Patrick Piro

Zone d’activité du Vern, au nord de Landivisiau, jeudi 5 février. Une pelleteuse et des engins de forage s’activent. Le fournisseur d’électricité Direct énergie vient d’engager une campagne de carottages pour sonder le sous-sol et préparer la construction d’une centrale électrique à gaz. Surgis d’une combe, une vingtaine d’opposants résolus franchissent la petite clôture et installent leurs banderoles : « Non à la centrale », « Avec les particules fines, votre cancer vous dit merci ! », « Des millions pour Direct énergie ; pour isoler nos maisons, pas de subventions ! », « Démocratie bafouée, population mobilisée ».

Ivan Roussin, directeur de la communication de Direct énergie en visite sur le site, est pris à partie. « Pourquoi attaquer les travaux alors que le préfet n’a pas encore signé de décrets et qu’il y a des recours judiciaires ? », lance Christiane Reich, membre du collectif Garantir l’avenir solidaire par l’autonomie régionale énergétique (Gaspare). Mutisme du cadre, pris au dépourvu. Loïc Le Pollès insiste : « Donnez-nous le nom de votre ingénieur environnemental ! » Producteur bio de plantes aromatiques et médicinales à proximité, il redoute les fumées de la future installation. Deux jours plus tard, une cinquantaine de militants bloquent la séance du conseil municipal de Landivisiau, majoritairement favorable à la centrale, et exigent l’arrêt des carottages, perçus comme un passage en force. « La tension monte  », prévient Alain Le Suavet. Membre de Gaspare, il est témoin de huit années de péripéties du dossier. L’idée émerge en 2007, quand GDF Suez prévoit d’installer une turbine à gaz de 240 mégawatts (MW) de puissance à Ploufragan (Côtes-d’Armor) : la Bretagne, en raison de sa situation géographique, est peu reliée au réseau électrique national, et les autorités agitent la menace d’une panne générale en cas d’incident notable sur une ligne haute tension ou une centrale. À cette époque, les opposants obtiennent un débat contradictoire devant les élus locaux. La centrale est inutile, argumentent-ils : elle ne servirait qu’à absorber les pointes de la demande bretonne, essentiellement provoquées par la mise en route massive des radiateurs électriques quelques jours de grand froid par an. Par ailleurs, le rendement de la turbine de GDF Suez est médiocre, les émissions de CO2 seront importantes, et le site choisi est une zone humide d’intérêt écologique.

L’un des arguments de l’État : la production locale d’électricité ne couvre que 12 % de la consommation de la Bretagne (2013), région tributaire de sites de production éloignés, alors que sa demande croît (2,5 % en 2013). « Mais le périmètre administratif est-il pertinent ? Si la Bretagne intégrait la Loire-Atlantique, son autonomie grimperait à plus de 35 %, explique Alain Le Suavet. L’Île-de-France atteint péniblement 10 % de taux d’indépendance électrique. Or, pas de centrale en vue… » Par ailleurs le chauffage électrique, premier fauteur de pics de consommation hivernaux, équipe 37 % des résidences principales bretonnes (2010) contre 32 % au niveau national. La solution n’est donc pas dans une nouvelle centrale « mais dans la concrétisation d’un modèle énergétique fondé sur la sobriété, l’efficacité énergétique et les énergies renouvelables », souligne Anne-Marie Boudou.

Les élus sont convaincus : le projet est abandonné. Mais pas l’ambition, portée par le socialiste Jean-Yves Le Drian, patron politique de la région. En juillet 2010, il annonce le retour de la centrale en Finistère nord, lors d’une session de la Conférence bretonne de l’énergie (CBE), nouvellement créée. Le projet est ficelé au sein d’un Pacte breton pour l’énergie. L’État va lancer un appel d’offres pour une centrale à gaz « à cycle combiné », modèle plus performant que celui de Ploufragan, mais aussi deux fois plus puissant – 450 MW. Divers sites potentiels sont évoqués, et la mobilisation est immédiate. À Guipavas, Saint-Divy, Brennilis… les salles accueillent plusieurs centaines de personnes, présidant à la création, fin 2010, du collectif Gaspare, qui rassemble aujourd’hui une trentaine d’associations anti-centrale. Premier contre-feu d’envergure : la saisine en août 2011 de la Commission nationale du débat public (CNDP), permise car le projet mobilisera au moins 150 millions d’euros de fonds publics. Le conseil général du Finistère soutient la démarche. Deux mois de travail et quelque 300 pages de dossier plus tard, c’est la déception : la saisine est rejetée, en raison d’une étonnante classification administrative, qui saucissonne le projet en quatre morceaux aux budgets inférieurs à la limite requise. Ainsi, découvrent les opposants, la construction de la conduite de gaz de plus de cent kilomètres qui doit garantir l’alimentation de la centrale échappe au champ d’intervention de la CNDP. Fin 2011, la bataille se concentre sur Landivisiau : la municipalité vient de donner son feu vert pour le site du Vern. À l’instigation de Gaspare surgit un virulent collectif local, « Landivisiau doit dire non à la centrale » (LDDNC), dans cette ville paisible où près de 1 500 manifestants défileront au printemps 2012 : Direct énergie, associé au constructeur allemand Siemens, vient de décrocher l’appel d’offres.

Entre autres soutiens publics, une prime annuelle garantit à l’investisseur 40 millions d’euros par an pendant vingt ans pour couvrir le risque d’une rentabilité incertaine pour cet équipement présenté comme « d’intérêt général ». « Pourtant, le discours sur le régime de la centrale a glissé », souligne Anne-Marie Boudou, qui suit le dossier pour EELV au conseil régional de Bretagne. Elle devait initialement tourner moins de 200 heures, lors des pics hivernaux de la demande. Il a ensuite été question d’un fonctionnement jusqu’à 4 000 heures par an. Et l’enquête publique parle d’une « possibilité maximale » de 8 000 heures – du quasi plein-temps. « Pour un investissement de 450 millions d’euros, le consortium s’assure au moins 800 millions d’euros de recettes, s’indigne l’élue. Et pourquoi n’avoir pas affecté cette prime aux énergies renouvelables, dont le développement est pourtant en retard sur le plan de marche du Pacte breton pour l’énergie ? Et alors que l’équipement national en centrales à gaz a déjà dépassé la programmation pluriannuelle des investissements ? » En mai 2012, les opposants s’attellent à la rédaction d’un scénario alternatif pour la Bretagne. S’appuyant sur des données officielles plus récentes que celles du Pacte breton pour l’énergie, il conclut à la possibilité de se passer de la centrale à condition de décourager le recours au chauffage électrique dans les équipements neufs. Début 2013, Gaspare obtient que ses calculs soient décortiqués par les services de l’État. « Le préfet a salué le sérieux de notre travail, se félicite Alain Le Suavet. Et puis… rien. On nous a renvoyés vers Direct énergie, en charge de piloter les réunions de concertation à Landivisiau ! » La demande d’actualisation du Pacte breton essuie aussi le refus du préfet. « Je pense que l’État se sait en porte-à-faux, mais qu’il persiste pour s’éviter de lourdes pénalités s’il dénonce le contrat avec Direct énergie », déclare le militant. En septembre 2014, une petite bombe vient conforter les soupçons des opposants : Mediapart [^2] divulgue un courrier du préfet demandant à RTE, la filiale d’EDF chargée des lignes de transport d’électricité, de suspendre, pendant la période précédant les élections régionales [^3], les études qu’elle a engagées en vue d’une interconnexion électrique avec l’Irlande, qui aurait le grand intérêt de « désenclaver » la Bretagne, rendant caduque la centrale. Christine Reich fulmine : « Aucun élu concerné ne s’est saisi de cette révélation, alors que l’enquête publique était sur le point de démarrer à Landivisiau ! »

Le milieu politique local bien tenu, avec de confortables retombées financières en perspective, c’est sans surprise que la commissaire rend un avis favorable mi-janvier, appuyé par la ministre de l’Écologie, Ségolène Royal, qui juge « discutables et excessivement optimistes » les hypothèses du scénario alternatif de Gaspare. La voie est donc ouverte pour le feu vert du préfet au chantier, que le directeur de la communication de Direct énergie semble attendre sereinement pour fin mars, en dépit des recours engagés par les associations. « Le gouvernement se pique de démocratie participative depuis le drame de Sivens, mais tout nous a été refusé, nos demandes de débat contradictoire ont été systématiquement rejetées, déplore Christine Reich. Nous avons été acculés à la contestation judiciaire. » Et les esprits s’échauffent, insiste Alain Le Suavet. « Nous avons averti jusqu’au Premier ministre. Des zadistes arrivent de Notre-Dame-des-Landes. Il est encore temps de discuter… » La prochaine Conférence de l’énergie se tient le 18 février. « Il y aura des annonces », croit savoir Anne-Marie Boudou.

[^2]: www.mediapart.fr, 9 septembre 2014.

[^3]: Prévues en décembre 2015.

Écologie
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