Alain Veinstein : « Faire parler l’écrivain qui ne parle pas »

Homme de radio et poète, Alain Veinstein évoque son expérience d’intervieweur, alors que s’ouvre le Salon du livre.

Christophe Kantcheff  • 19 mars 2015
Partager :
Alain Veinstein : « Faire parler l’écrivain qui ne parle pas »
© Photo : Hermance Triay

Alain Veinstein est un fin observateur de la vie littéraire pour avoir notamment animé une émission d’entretiens avec des écrivains sur France Culture, pendant vingt-neuf ans, « Du jour au lendemain », qui commençait à minuit. Une émission dans laquelle Alain Veinstein a haussé l’interview au niveau d’une œuvre d’art, en compagnie d’auteurs, inconnus ou confirmés, adeptes, pour beaucoup, d’une littérature ou d’une pensée exigeante et aventureuse : Jean-Christophe Bailly, Jacques Aumont, Silvia Baron Supervielle, Jean-Paul Curnier, Joël Roussiez, Peter Handke, Sébastien Berlendis… sont quelques-uns des ultimes invités qu’il a reçus. Ultimes parce qu’en juillet 2014 la direction de France Culture a choisi d’évincer définitivement Alain Veinstein de sa grille, ajoutant à cette décision l’élégance de censurer sa dernière émission, superbe réflexion émue sur son travail à la radio : « Je demande à l’entretien d’interpeller l’auditeur, mais sans véritablement lui fournir des réponses toutes prêtes. J’essaye tout au plus, et ce n’est pas si mal, de lui proposer des passages, devrait-il s’y égarer comme je m’y perds moi-même. L’interview m’a appris à me perdre sans en faire un drame.  […] L’auditeur doit être comme le lecteur qui entre dans une librairie sans savoir ce qu’il veut et pas même s’il veut quelque chose. Il flâne et découvre des livres dont il ignorait l’existence. Par hasard, il va trouver ce qu’il ne cherchait pas »  [^2].  Homme de radio, mais aussi poète et écrivain, Alain Veinstein était l’interlocuteur tout indiqué pour évoquer son expérience, ainsi que les écrivains et la littérature tels qu’il les voit, au moment où s’ouvre le Salon du livre.

Revenons sur les motivations qui ont amené la direction de France Culture à supprimer votre émission « Du jour au lendemain ». À votre avis, quelles sont-elles ?

Alain Veinstein : De la part de la direction, je n’ai eu comme justification que celle qui avait trait à l’horaire de diffusion, puisqu’on m’a dit qu’à partir de septembre 2014 « la grille de production des programmes frais de la chaîne s’arrêtera à minuit ». Mais c’est une non-raison. J’en suis réduit à des interprétations qui n’engagent que moi. J’imagine que dans l’entourage du directeur de France Culture, Olivier Poivre d’Arvor, certains considèrent qu’il ne peut y avoir de conception de la littérature sur la chaîne en dehors de la leur. Mais quoi qu’il en soit, cette décision me semble peu responsable, comme la façon dont celui-ci m’a appris, par un mail, que ma dernière émission ne passerait pas. Je ne peux pas nier mon âge : j’ai 72 ans. Beaucoup ont pris leur retraite depuis longtemps à cet âge-là. Mais Oliveira fait des films à plus de 100 ans. Or, je ne me suis jamais considéré comme un journaliste ou comme un producteur radiophonique, mais comme un artiste de la radio, ce qui est extrêmement orgueilleux, je le reconnais. La radio ne m’a jamais intéressé autrement que comme un moyen de création. Et la création existe aussi dans une conversation : dans la manière de la mener, dans son rythme, sa musique… Je pensais que je pourrais aller jusqu’à la trentième année de l’émission. En outre, j’étais le « dernier des Mohicans » sur France Culture. Porteur de la mémoire la plus longue de cette chaîne, je représentais une conception qui n’était certainement pas celle de la direction actuelle. À mes yeux, le niveau de l’audience n’est pas un critère décisif.

Mais il n’y a plus d’émission littéraire équivalente à la vôtre sur France Culture…

Au-delà de mon cas personnel, ce qui est grave, en effet, c’est que tout un pan de la littérature contemporaine, que j’étais le seul à traiter sur la chaîne, n’y a plus d’existence. Or, nous sommes à un moment où l’édition de littérature de création traverse une crise sérieuse, où les chiffres de vente sont affligeants, hormis pour une dizaine de livres, toujours les mêmes, qui focalisent l’attention des médias. Lesquels se font concurrence pour en parler les premiers, alors que la critique concernant une littérature moins tapageuse tend à disparaître. La première émission littéraire que j’ai faite, bien avant « Du jour au lendemain », s’appelait « Bruit de pages ». Elle était sous-titrée : « Le magazine des livres qui ne font pas de bruit ». C’était dans les années 1970, déjà. Aujourd’hui, il y a de plus en plus de livres qui ne font pas de bruit, qui ne sortent même pas des cartons des libraires. Enfin, on constate que beaucoup de librairies ferment, des librairies de quartier et d’autres, plus importantes, comme La Hune, à Paris, ou Geronimo, à Metz.

Votre manière d’interviewer, où vous laissiez place aux silences, aux hésitations, allait à l’encontre de la norme radiophonique…

Si vous vous précipitez pour « relancer » votre interlocuteur, pour l’engager dans une autre direction, celui qui était en train de se donner un petit temps de réflexion pour vous répondre oublie ce qu’il voulait dire et passe à autre chose. Il faut laisser ce rythme-là s’installer, même si certains trouvent les silences pesants. Les silences font horreur à tous les gens de radio.

Qu’est-ce qu’une interview réussie ?

J’étais toujours à la recherche des points vivants d’un livre, qui sont davantage des points de départ d’une discussion que des points d’arrivée. Ils font sortir du livre, ils évitent les propos qui ne seraient qu’un pléonasme par rapport au livre. Je cherchais à ce que mon invité parle vraiment, c’est-à-dire se surprenne lui-même par la formulation qu’il parvient à exprimer, avec l’aide de mots que j’aurais pu lui lancer. Cela ne marche pas toujours. Mais quand ça marche, c’est formidable.

Vous aviez trois types d’invités : des artistes ou des poètes, des auteurs de sciences humaines, et des romanciers. Lesquels préfériez-vous interviewer ?

Les plus faciles à interviewer, ce sont les auteurs d’essais, car même si l’auteur n’est pas très éloquent, le contenu du livre, au moins, existe. Mais ce ne sont pas ces émissions-là que je préférais faire. Le plus intéressant pour moi, c’était d’inviter ceux qui a priori ne disent pas trois mots, ceux qui n’aiment pas parler, pour qui la parole est un véritable obstacle. Faire face à cette difficulté était pour moi essentiel. Tout l’enjeu de l’émission consistait à arriver à quelque chose avec quelqu’un dont on n’attend rien parce que, comme on dit dans les médias, il n’est pas « un bon client ».

Avec certains auteurs, vos questions concernaient l’écriture, sa matérialité, sa portée, dont on parle rarement dans les médias ; tandis qu’avec d’autres, vous procédiez aux questions courantes : la psychologie des personnages, l’histoire… Pourquoi ?

Parce qu’il y avait des auteurs qui ne m’inspiraient rien. Je voyais au bout de quelques secondes que j’avais fait une erreur en les invitant – mais il me fallait assumer. Ceux en particulier dont les questions d’écriture n’étaient pas du tout leur affaire : ils avaient raconté quelque chose, et ils s’en tenaient à cela. Je ne pouvais dès lors que les suivre sur ce terrain, sans plus. Quelques grands amis écrivains, avant même que je fasse ce métier, m’avaient dit que dans les entretiens, la seule chose intéressante était de parler d’écriture. Écrivain moi-même, j’aimais explorer ce regard de l’intérieur et entrer ainsi dans l’atelier de l’auteur, et j’imaginais que mes auditeurs aussi.

En vingt-neuf ans de « Du jour au lendemain », quelle évolution des écrivains et de la littérature avez-vous perçue ?

Au cours des dernières années, les jeunes auteurs que j’interviewais, dans un grand nombre de cas, ne me parlaient plus d’écrivains qui avaient été à l’origine de leur désir d’écrire, ou qui les avaient aidés à trouver ce qu’ils voulaient écrire et dont ils étaient des lecteurs fanatiques. Les gens qui écrivent des livres aujourd’hui ont davantage une culture visuelle, cinématographique, ou musicale. Ils écrivent avec cette culture-là plutôt qu’avec des écrivains qu’ils auraient pu aimer. C’est une « sortie de route » de la littérature, elle sort de ses gonds. Peut-être que cela va donner des horizons imprévus, qui vont permettre des renouvellements formidables. Je ne sais pas. D’autre part, ce que j’ai ressenti au long de ces années, c’est que la préoccupation formelle s’est amenuisée. Il y a beaucoup d’auteurs qui racontent des choses plus ou moins autobiographiques, ou au contraire très fictionnelles, mais qui n’ont pas pour souci premier de trouver la forme adéquate pour raconter cela.

Les textes poétiques de vos débuts, qui ont reparu ensemble l’an dernier au Seuil sous le titre l’Introduction de la pelle, Poèmes 1967-1989, ont à voir, comme vos émissions, avec le silence, l’économie de mots…

C’était la règle du jeu que je m’étais fixée : essayer de créer un monde qui tienne, comme une sculpture sur son socle, avec cette grande économie de mots qui me permettait de partir de rien. Des mots qui ont souvent rapport aux éléments, la terre en particulier – « terre » étant le mot qui revient ici le plus. Qu’est-ce qu’on a quand on n’a rien ? C’est l’expérience du dénuement, de la pauvreté, du manque.

Une poésie hantée par le silence, mais qui n’entretient pas de relation étroite avec le mysticisme, ce n’est pas courant. Votre poésie est matérialiste et cultive l’ironie…

J’ai toujours voulu avoir les pieds sur terre. Avec de plus en plus d’humour au fil des années. En fait, je n’ai jamais pensé être menacé par le mysticisme. Je suis parti de la réalité physique qui est la mienne. Aujourd’hui, je suis capable d’avoir une conversation, mais longtemps cela m’a été impossible. J’étais muet comme une carpe. Quand j’avais une phrase à prononcer, il fallait que je la tourne plusieurs fois dans ma tête pour être sûr que chaque mot était à sa place et pouvoir la dire.

Il y a donc un lien entre votre poésie et le défi qui était le vôtre de faire parler l’écrivain qui ne parle pas…

Certainement. Et, à la radio, je voulais montrer que ceux qui ont des difficultés avec la parole, ceux qui ne sont pas des beaux parleurs, étaient chez eux dans « Du jour au lendemain ».

[^2]: Le texte de cette dernière émission, Du jour sans lendemain, a été publié au Seuil, en 2014. Celle-ci est encore accessible sur le site de France Culture, ainsi que toutes les émissions de la dernière année de « Du jour au lendemain ».

Littérature
Temps de lecture : 10 minutes
Soutenez Politis, faites un don.

Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.

Faire Un Don