Immigration : Les États persistent sur la voie sécuritaire

Alors que les naufrages se multiplient en Méditerranée, faisant chaque jour plus de morts, la politique de l’Europe reste figée sur des mesures de surveillance accrue des frontières.

Julia Gualtieri  • 23 avril 2015 abonné·es
Immigration : Les États persistent sur la voie sécuritaire
© Photo : AFP PHOTO / ALFONSO DI VINCENZO

« L’expression de notre chagrin ne suffit pas », a déclaré lundi 20 avril Martin Schultz, président du Parlement européen. Forcés de réagir après le troisième naufrage de la semaine en Méditerranée, qui aurait fait jusqu’à 900 morts selon les témoignages des 48 survivants, les gouvernements européens ont annoncé la tenue d’un sommet exceptionnel jeudi 23 avril. « Il est plus que temps de changer nos politiques envers les réfugiés et les migrants. Sans une véritable stratégie européenne basée sur la solidarité, qui offre aux personnes la perspective de venir en Europe légalement, la prochaine tragédie est seulement une question de temps. » Les recommandations du président du Parlement seront-elles suivies par le reste de l’Union ? Il est permis d’en douter. L’année 2015 s’annonce plus sombre que la précédente, sacrée année record avec l’arrivée de 207 000 migrants irréguliers par la Méditerranée et 3 400 décès. En 2013, 57 % sont arrivés par la mer, dont une grande majorité par la Méditerranée centrale, qui enregistre une augmentation de 288 % par rapport à 2012, selon les chiffres de Frontex, l’agence de surveillance européenne des frontières.

Plus de 10 000 arrivées au cours de la dernière quinzaine, dont 6 500 pour la seule nuit du 12 au 13 avril. Les volontaires de la Protection civile italienne, de la Croix-Rouge ou de la Caritas, qui accueillent les migrants secourus par les garde-côtes italiens, sont totalement débordés, et l’image d’une volontaire allaitant, sur le quai du port de Palerme, un nouveau-né africain en provenance de Libye a fait le tour des télévisions du pays.

Rien qu’en 2014, 170 000 migrants sont arrivés en Italie méridionale puis ont été transportés, parfois à plus de mille kilomètres, vers les centres d’accueil ou de rétention de toute la péninsule qui, selon le quotidien La Repubblica, « sont en train d’exploser ».

Rome demande depuis des années le soutien des autres États européens, puisque plus des deux tiers des migrants quittent la Botte par la suite. Le Premier ministre, Matteo Renzi, a multiplié les déplacements en ce sens, récemment à Malte, après Berlin et Paris. Sans grand résultat. Mais, dans l’opinion publique italienne, souvent peu généreuse envers les migrants, c’est davantage l’émotion qui a dominé à la suite des derniers naufrages que les réflexes de rejet. Aussi, les réactions habituellement musclées sur le sujet de la droite transalpine, parfois racistes (pour la Ligue du Nord) ou en faveur d’expulsions de masse, se sont faites plus discrètes…

Une hausse qui fait suite à la surveillance renforcée du détroit de Gibraltar, à l’érection du mur entre la Turquie et la Grèce, et à la guerre civile qui déchire la Libye. Livré aux milices depuis la chute de Mouammar Kadhafi, le pays est actuellement dirigé par deux gouvernements rivaux et subit les attentats de l’État islamique, qui s’immisce depuis janvier. Selon Sandro Gozi, secrétaire d’État italien aux Affaires européennes, plus de 80 % des flux migratoires en Méditerranée partent des côtes libyennes. «   Il y a peu de chance que le nombre de personnes diminue  , déplore Claire Rodier, juriste passée du Gisti à Migreurop, puisque les causes des départs sont toujours là. » Les bateaux sont en majorité remplis de Syriens, souvent en famille, d’Érythréens – ces deux communautés représentant chacune un quart des migrants faisant route vers Malte et l’Italie – et de Somaliens, qui fuient les conflits, les dictatures sanguinaires et la misère économique. De fait, la Libye et l’Égypte, dans une moindre mesure, sont devenues les principales portes d’entrée de l’émigration subsaharienne.

Si elle s’aggrave, cette situation n’est pas nouvelle. Il y a un an et demi, le naufrage de 350 personnes au large de l’île de Lampedusa, en Italie, avait également engendré un émoi européen. Mais seul le gouvernement italien, à l’époque conduit par Enrico Letta, avait pris des mesures pour tenter de sauver les migrants du cimetière marin qu’est devenue la Méditerranée. Ainsi naissait Mare Nostrum, une mission de sauvetage désormais enterrée. « L’Italie avait décidé de tourner le dos à la politique du passé qui l’avait conduite à refouler des migrants vers la Libye et qui l’avait fait condamner par la Cour européenne des droits de l’homme », explique Olivier Clochard, géographe et président de Migreurop. Si son action a permis de sauver 170 000 personnes et d’arrêter 351 passeurs sur l’année 2014, elle coûtait à l’Italie 9 millions d’euros par mois. Demandant en vain le soutien de l’Union pour sa mission de sauvetage, Matteo Renzi, président du Conseil des ministres depuis février 2014, a dû se résoudre à troquer Mare Nostrum contre Triton, une opération pilotée par Frontex. Ersatz de l’initiative italienne, Triton est bien moins dotée : 21 bateaux contre 32, et 65 soldats contre un millier, un budget mensuel amputé des deux tiers et une mission réduite au contrôle de la zone maritime. « L’Union européenne a remplacé une opération de sauvetage par une opération de surveillance   », s’indigne Jean-François Dubost, directeur du bureau des instances européennes d’Amnesty International. Un changement dont les effets sont tristement chiffrables. Depuis le mois de janvier, plus de 1 600 personnes ont trouvé la mort, contre 90 à la même période en 2014, alors que le nombre d’arrivées est identique.

Un changement qui reflète aussi les inclinations de la politique européenne, plus favorable à des politiques sécuritaires. Avec Mare Nostrum, l’Italie s’était vue accusée de densifier les arrivées de migrants en Europe, par ses voisins qui craignent qu’une opération de sauvetage ait un effet d’incitation. Même si l’opération Triton effectue des sauvetages (11 000 depuis octobre selon l’agence elle-même), ce n’est, selon Jean-François Dubost, « qu’une stricte application du droit de la mer   », qui oblige tout navire à porter secours à une embarcation en détresse, tandis que « la partie la plus dangereuse n’est pas couverte », poursuit le juriste. De fait, Triton ne s’aventure pas en haute mer ni dans les eaux libyennes, la partie la plus mortelle du périple, comme le faisait Mare Nostrum. Unanimes, les associations appellent au lancement immédiat d’une opération de sauvetage d’envergure. « Bien sûr, c’est une solution à court terme, reconnaît Jean-François Dubost. Certains arguent que cela ne fournit aucune solution à la fuite des réfugiés, mais sans sauvetage, ces gens meurent !   »

Peut-on espérer que les drames récents fassent changer la politique européenne ? Claire Rodier reste désabusée : «   Après des discours compassionnels, on va sûrement voir revenir l’arsenal traditionnel : le renforcement des frontières, la lutte contre les réseaux de passeurs et les accords avec les pays tiers. » Des solutions avancées depuis quinze ans et qui n’ont toujours pas eu d’effets faute d’avoir été efficacement appliquées. « C’est un problème de timing, ajoute Jean-François Dubost, lutter contre une filière ne se fait pas en deux jours. En revanche, dans le même temps on a des morts supplémentaires. » L’attention des États membres se concentre en effet sur d’aléatoires solutions à long terme. La répression des réseaux de passeurs qui récupèrent à présent de vieux cargos, notamment en Turquie, pour transporter de plus en plus de personnes et la signature d’accords avec les pays d’origine et de transit. L’idée de ces accords est d’échanger l’aide au développement contre un contrôle plus important des gouvernements sur l’émigration des populations, afin de diminuer le nombre d’arrivées en Europe. En novembre 2014, les Vingt-Huit se sont réunis à Rome pour discuter avec le Soudan, l’Érythrée et la Somalie autour d’un projet commun, le « Processus de Karthoum ».

« Entre les trois, on ne saurait à qui donner la palme de la dictature   », ironise Marie-Christine Vergiat, députée européenne du Front de gauche, qui rappelle également qu’Omar El-Bechir, le Président soudanais, est poursuivi par la Cour pénale internationale pour crime de guerre. L’Union européenne compte-t-elle sérieusement discuter avec ces États, ainsi qu’avec les pays de transit méditerranéens (la Tunisie et l’Égypte, laquelle n’offre aucun statut légal aux réfugiés), afin qu’ils travaillent à « convaincre » leurs populations de rester chez eux ? « On marche sur la tête », s’indigne la députée. D’autant plus que « le développement d’un pays ne freine pas l’émigration à court terme », précise le géographe Olivier Clochard. L’Europe n’a qu’à se souvenir de sa propre histoire, poursuit le chercheur : «  Il a fallu attendre dix, quinze ans avant que l’Espagne et le Portugal ne stabilisent leur solde migratoire dans les années 1970. » Pourtant, le Parlement comme la Commission européenne relancent régulièrement l’idée d’instaurer des « voies légales », pour éviter que les migrants risquent leur vie en fuyant des pays où leur existence est menacée. Marie-Christine Vergiat, membre de la Commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures (LIBE), qui travaille sur la protection des droits de l’homme, insiste : « Il n’y a pas une plénière au Parlement sans qu’il y ait un débat sur les politiques migratoires.  » Et la députée de rappeler : « Quand on facilite les mouvements de population, on s’aperçoit que ça favorise les va-et-vient. »

Des initiatives qui se heurtent systématiquement au Conseil européen, composé des chefs de gouvernement des États membres. « Il faut remettre les responsabilités au bon endroit, on blâme toujours l’Europe mais ce sont les États membres qui bloquent toute évolution. Le seul point de concordance, c’est la sécurité. » Or, rappelle Claire Rodier, « les flux augmentent depuis 2004, l’année de création de l’agence Frontex. » Aujourd’hui, seule la Grèce portée par Syriza appelle ouvertement à un changement d’orientation, osant même remettre en question Dublin II – ce règlement qui prévoit que les pays où arrivent les migrants doivent se charger d’instruire leurs dossiers. Pour le parti grec, ce dispositif transforme les pays méditerranéens en « pièges à migrants ». « Il est temps que l’Union européenne respecte les valeurs qu’elle promeut et qu’elle ne limite plus la liberté de circulation aux marchandises, aux capitaux et aux services, mais qu’elle l’ouvre aussi aux personnes », conclut Marie-Christine Vergiat.

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