« Mère et le crayon », de Josef Winkler : Un destin en Carinthie

Mère et le crayon, de Josef Winkler, est un livre de deuil où le poids de l’Histoire et du catholicisme écrase les protagonistes.

Christophe Kantcheff  • 2 avril 2015 abonné·es
« Mère et le crayon », de Josef Winkler : Un destin en Carinthie
© **Mère et le crayon** , Josef Winkler, traduit de l’allemand par Olivier Le Lay, Verdier, 90 p., 14 euros. Photo : Robert Harding Premium

La Carinthie est une terre de littérature. Non seulement parce qu’en sont issus de grands noms des lettres autrichiennes : Robert Musil, Ingeborg Bachmann, plus près de nous Peter Handke… Mais parce que cette région, aussi conservatrice que catholique, est un théâtre de passions tues et de désirs opprimés, où prendre la plume peut constituer une voie d’émancipation. Josef Winkler y a ancré nombre de ses livres, en particulier une trilogie, le Serf, Cimetières des oranges amères et Quand l’heure viendra, qui a inauguré son œuvre traduite en français [^2]. Après quelques livres épris d’ailleurs – nécessité quasi physique face à l’étouffante emprise carinthienne –, Josef Winkler, aujourd’hui âgé de 62 ans, a fait un retour sur lui-même et sur sa propre histoire. Quelques années après Requiem pour un père, sort aujourd’hui la traduction du récit écrit à la mémoire de sa mère, décédée peu de temps auparavant, Mère et le crayon .

Cette œuvre est un singulier livre de deuil. La plupart des récits consacrés à une mère disparue sont centrés sur la défunte, même si, à travers elle, beaucoup est dit sur un milieu et sur une époque. Rien de tel ici, où la figure de la mère du narrateur/auteur se dégage peu à peu d’un groupe familial, pour n’être vraiment au premier plan qu’à l’issue des deux tiers du livre, de la même manière qu’on arrête son regard sur le détail d’un tableau après s’être imprégné de celui-ci dans sa totalité. Le récit relate ainsi plusieurs scènes où la mère n’est qu’un personnage parmi d’autres, souvent secondaire. C’est, par exemple, la scène où les grands-parents maternels de l’auteur apprennent, durant la Seconde Guerre mondiale, par un courrier officiel, la mort au front d’un de leurs fils, deux autres ayant connu auparavant le même sort. Ou celle, qui semble faire contrepoint, montrant la grand-mère paternelle, quelques années plus tôt, accourir à la rencontre du Führer, dont les troupes envahissent l’Autriche, et l’accueillir avec des « Heil Hitler ! » enthousiastes, quand celui-ci passe dans leur village.

Cette omniprésence des aïeuls dans le récit évoque moins les richesses de la transmission que le fardeau d’un destin. L’arbre généalogique écrase les plus jeunes. Le poids du passé, des ethos et des malheurs tient les protagonistes dans les clous d’une existence dictée, atrophiée. Assignés à une vie minuscule. « Après que les trois frères de ma mère furent tombés au front, deux en Russie, un en Yougoslavie […], la famille se mura dans le silence, des décennies durant, la parole se réduisit au strict nécessaire. » Il en va de même pour les lieux, comme si la géographie des personnages était confinée, cloisonnée. Quand elle se marie avec l’homme de vingt ans son aîné qui deviendra le père de Josef Winkler, la future mère de celui-ci n’a qu’une courte distance à parcourir de la maison de ses parents à celle de ses beaux-parents. Des « décors » reviennent aussi en permanence, moins comme des obsessions ou des ressassements que comme des images fixes, qui se seraient imprimées à jamais. C’est le village, Kamering, reconstruit en forme de croix après avoir été détruit à la fin du XIXe siècle ; ou la chambre des parents, avec les deux lits construits dans le bois du noyer qui se trouvait devant la maison des grands-parents maternels, surmontés de la représentation de la Vierge à la chaise, de Raphaël, avec, sur le mur d’en face, un miroir au large cadre, qui réfléchissait le tableau et le rendait réel aux yeux de l’auteur quand il était enfant.

Étrange « requiem pour une mère » que ce récit qui la montre presque absente, neurasthénique, et pourtant capable de corriger son fils jusqu’au sang avec des badines. Mais, malgré les non-dits et l’étouffement de l’expression des sentiments, imposés par la morale ambiante, un amour unit la mère et le fils, alors que celui-ci déteste son père et sa brutalité. L’auteur même ne le formule pas. Sinon, peut-être, par cette précision liée au fait que pendant longtemps, enfant de chœur, il lui rapportait l’eau bénite dont elle était friande. Devant son cercueil, le jour de son inhumation, il lui a prodigué « la toute dernière goutte d’eau bénite […] avec le vieux goupillon  » de son enfance. L’existence de ce livre en est aussi un témoignage, à la fois douloureux et secret.

[^2]: Entièrement chez Verdier.

Littérature
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