Amour : Génération mobile

La société de consommation a fait émerger de nouvelles formes « d’engagement », autrefois considérées comme marginales.

Pauline Graulle  et  Lena Bjurström  • 22 juillet 2015 abonné·es

Quand il a rencontré Tahnee, Eudes était en couple avec Gabrielle. Ce qui ne l’a pas empêché de tomber amoureux de Tahnee. Aujourd’hui, Tahnee aime Eudes, mais elle aime aussi Léo. Un mauvais vaudeville ? Plutôt, une relation à cœur ouvert. Tahnee et Eudes ont la vingtaine. L’une est documentariste, l’autre polytechnicien devenu berger. Ils se disent « polyamoureux », un mot un peu fourre-tout qui se fait progressivement une place dans le vocabulaire sentimental du XXIe siècle. « Certains confondent avec le libertinage ou l’échangisme, souligne Tahnee. Pour moi, c’est simplement la possibilité de s’engager dans plusieurs relations amoureuses en même temps, en toute honnêteté avec ses partenaires ». « Dans la monogamie, on renonce à ses désirs pour d’autres personnes, ajoute Eudes. À l’inverse, dans le polyamour, on abandonne l’idée de posséder celle ou celui qu’on aime. » Ensemble depuis plusieurs années, Eudes et Tahnee ont ainsi cumulé, chacun de leur côté, plusieurs relations avec d’autres, durables ou éphémères. Au grand bonheur de la jeune femme : « J’ai envie d’avoir une vie riche d’expériences et de rencontres, tout en pouvant avoir des projets avec Eudes, notamment. Le polyamour offre la possibilité de tout vivre à la fois, pourquoi se limiter ? »

Tahnee, Eudes, et les autres. Rien de plus qu’un remake de Jules et Jim  ?  Sauf que, si ces amours plurielles sont pratiquées plus ou moins en douce depuis belle lurette, ce type de relation amoureuse, bien que toujours marginal, est aujourd’hui revendiqué. Quarante ans après l’ode hippie à « l’amour libre », les interrogations sur l’exclusivité amoureuse, l’engagement et la fidélité inondent désormais forums et sites Internet. Résonnant singulièrement chez ces générations d’hyperconsommateurs, biberonnés au « sans engagement » – pour son forfait mobile comme pour l’amitié sur Facebook –, et qui évoluent dans cette « société de l’affleurement où l’être-ensemble ne passe plus par le traditionnel contrat social, mais par une co-présence où chacun est libre de rester ou de partir », analyse le sociologue Stéphane Hugon [^2]. Tout l’enjeu est donc de résoudre ce drôle de paradoxe : rester libre dans l’engagement. Quitte à rejeter, au moins pour un temps, le modèle dominant du couple « à l’ancienne ». « Il y a aujourd’hui un malaise visible dans la vie amoureuse, souligne le sociologue Philippe Combessie. Pour en sortir, on invente de nouvelles manières de réguler le désir et les sentiments. C’est le cas du polyamour, où l’on tente de remplacer la tromperie par quelque chose de plus honnête et de plus ouvert.   » Mais aussi de la « hook up culture » (terme anglais un peu chic désignant le fameux « coup d’un soir »), qui, selon l’Ifop, est en train de devenir la norme sur les sites de rencontre [^3]. C’est encore le cas du « sex friend », cette relation où l’on considère que coucher avec un(e) « ami(e) » est moins impliquant que de prendre un(e) amant(e).

Autant de pratiques qui ont en commun cette idée saugrenue d’un engagement au mieux « sans contraintes », voire totalement absent de la rencontre. Histoire d’avoir le beurre et l’argent du beurre : « Nombre de polyamoureux insistent sur l’enrichissement qu’apportent leurs relations simultanées. Multiplier les expériences, ne pas s’imposer d’autres limites que les siennes, c’est aussi développer son inventivité sexuelle et amoureuse, et la partager », analyse Pierre-Yves Wauthier, qui rédige une thèse sur les polyamoureux. Des gens qu’il rencontre, précise-t-il, surtout dans les classes aisées, où « l’autonomie et l’épanouissement personnel » sont valorisés. Mais cette injonction sociale de liberté a aussi ses revers. Louis [^4] a une femme, un enfant, un naturel volage et des nœuds plein la tête : « J’ai toujours l’impression que je pourrais m’embarquer dans une histoire passionnante avec une autre femme. Je sais que c’est une chimère, mais c’est une frustration que je n’arrive pas à surmonter », explique le jeune quadra, médecin à l’hôpital, qui a mis plus d’une fois son couple en péril. Celui qui aimerait avoir les avantages du célibat et ceux d’une vie de famille installée estime que cet appétit répond à bien plus qu’à une simple consommation sexuelle : à ce « besoin d’adrénaline que seule permet la première rencontre ». Caroline, la trentaine, en a, elle, soupé des relations de type « sex friends » : « Je ne rencontre que des hommes qui fuient quand je leur dis que j’aimerais un peu plus que des nuits sans lendemain », raconte cette barmaid parisienne. Elle se dit en riant atteinte d’un « syndrome de Bridget Jones ». Et confie qu’elle aimerait bien un jour avoir des enfants. Seule ou accompagnée.

[^2]: Lire « Le besoin de collectif est en train de ressusciter », entretien avec Stéphane Hugon, Politis hors-série n° 53, « Changer de société », octobre-novembre 2010.

[^3]: L’essor des rencontres en ligne ou la montée de la culture du “coup d’un soir”, Observatoire Ifop/CAM4 de la culture en ligne, mai 2015.

[^4]: Le prénom a été changé.

Publié dans le dossier
L'Amour au temps du libéralisme
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