Anne Clerval : « Le terme “bobo” participe de la confusion politique ambiante »

Spécialiste de la gentrification, Anne Clerval analyse les ressorts du succès de ce vocable, contraction de « bourgeois-bohème », et les différences de classe dont il tend à se faire l’expression.

Olivier Doubre  • 1 juillet 2015 abonné·es
Anne Clerval : « Le terme “bobo” participe  de la confusion politique ambiante »
Anne Clerval Géographe à l’université Paris-Est-Marne-la-Vallée.
© Bonaventure / AFP

Auteure d’une étude sur la gentrification de l’Est parisien [^2], Anne Clerval a observé ce que d’aucuns appellent la « boboïsation » de ces quartiers jadis populaires. Mais elle a aussi dénoncé, dans une critique acerbe du livre du journaliste états-unien David Brooks, à l’origine de l’expression au début des années 2000, le « faux concept » que recouvre cette « catégorie plutôt floue [^3] ».

Pourquoi avoir qualifié le terme « bobo » de « faux concept » ?

Anne Clerval : Ce terme est en effet une construction médiatique et n’a pas de validité scientifique. Dans la pensée de son auteur, David Brooks, l’un de ces éditorialistes à succès partisans du ralliement de la gauche au capitalisme néolibéral, la prétendue synthèse entre bourgeois et bohèmes signait la fin des classes sociales. Les « bobos » modèles, selon lui, étaient Bill Gates et Bill Clinton… donc d’authentiques membres de la classe dominante qui seraient porteurs de quelques valeurs morales apparemment progressistes. Ironiquement, le mot a vite été oublié outre-Atlantique et a connu beaucoup de succès en France, d’abord parmi les journalistes. Adeptes de nouvelles tendances et prescripteurs de catégories de pensée, ils ont réussi à l’imposer, y compris dans les usages courants. Mal défini dès le départ et employé pour qualifier des groupes aux contours flous, il participe du confusionnisme intellectuel et politique ambiant. Parfois utilisé pour désigner les classes intermédiaires qui colonisent les quartiers populaires centraux, il sert aussi aux médias de droite pour discréditer les militants de gauche. C’est pourquoi il convient de s’en méfier.

Ce terme n’est-il pas aussi le signe de la déconnexion de nombre de militants de gauche avec les classes populaires précarisées ?

Si ce terme a eu autant de succès, notamment pour désigner les nouveaux habitants des quartiers populaires, c’est qu’il rencontre une certaine réalité sociale. Les gentrifieurs n’appartiennent pas à la bourgeoisie, mais occupent des positions intermédiaires dans les rapports de production et de reproduction. Ces positions intermédiaires sont qualifiées d’encadrement (encadrement direct ou indirect des classes populaires – ouvriers et employés – ou encadrement idéologique plus large) par des sociologues qui réfléchissent aux recompositions contemporaines des rapports de classe [^4]. Si les gentrifieurs se disent souvent de gauche, c’est aussi parmi cette classe intermédiaire que se recrutent une bonne partie des militants de gauche et d’extrême gauche. Le terme « bobo », quand il n’est pas utilisé à droite par d’autres fractions de cette classe intermédiaire, peut également signifier la déconnexion à la fois sociale et politique de ces militants par rapport aux classes populaires.

Ce terme ne permet-il pas surtout de masquer, voire de faire disparaître, les vraies différences de classe ? Traduit-il une certaine communautarisation des luttes, en mettant l’accent sur des fractures plus identitaires que sociales ?

En fait, il me semble que les personnes des classes populaires qui emploient ce terme soulignent au contraire une différence de classe qu’elles perçoivent très bien. Les identités sociales sont multiples, mais aussi intimement liées aux positions sociales (de classe, de sexe comme de « race »). Les employés non qualifiés des services (qui sont très souvent des femmes) et les ouvriers constituent les catégories socioprofessionnelles les plus exposées au chômage, à la précarité et à la pauvreté. Les fractions des classes populaires qui vivent encore dans les quartiers centraux sont aussi les plus précaires et souvent les derniers arrivés parmi les immigrés. Ce sont elles qui cohabitent le plus avec les classes intermédiaires diplômées, généralement blanches, qui investissent les quartiers populaires sous la pression des prix de l’immobilier. Mais, plus généralement, les classes populaires sont confrontées aux visées normatives de nombreuses professions intermédiaires, que ce soit à travers l’école, les services sociaux ou municipaux, la santé, etc. Dans ces rapports, la notion d’encadrement prend tout son sens. Il se trouve que ce rapport d’encadrement se rejoue bien souvent dans les partis politiques, les syndicats et les luttes qui prétendent défendre les intérêts des classes populaires. Quand des personnes de ces classes populaires qualifient de « bobos » des militants de gauche, cela souligne la distinction de classe entre elles et eux, mais aussi un problème politique de premier plan : combien parmi ces militants se montrent réellement des alliés des classes populaires en soutenant leur auto-organisation sans prétendre les représenter et parler à leur place ?

[^2]: Paris sans le peuple, La Découverte, 2013.

[^3]: « Les “Bobos”, critique d’un faux concept », Cybergeo, 2005.

[^4]: Voir notamment Entre bourgeoisie et prolétariat, Alain Bihr (L’Harmattan, 1989) et Une violence éminemment contemporaine, Jean-Pierre Garnier (Agone, 2010).

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Derrière l'insulte « Bobo »
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