Stéphane Delorme : « Être critique, c’est être aux avant-postes de l’époque »

Les Cahiers du cinéma consacrent leur numéro de septembre au « vide politique du cinéma français ». Stéphane Delorme, rédacteur en chef de la revue, détaille ici le rôle crucial que peut jouer une presse critique dans un temps de consensus.

Christophe Kantcheff  • 9 septembre 2015 abonné·es
Stéphane Delorme : « Être critique, c’est être aux avant-postes de l’époque »
Stéphane Delorme est rédacteur en chef des Cahiers du cinéma.

Les Cahiers du cinéma tiennent la forme. L’histoire prestigieuse de la revue, haut lieu de la cinéphilie, n’empêche pas Stéphane Delorme, son actuel rédacteur en chef, de la faire évoluer, avec cette idée qu’il n’y a pas d’approche du cinéma sans regard sur le monde. Les Cahiers du cinéma font preuve d’un ton et d’un esprit combatifs, qui interpellent autant le spectateur que le citoyen. Une démarche enthousiasmante, que nous avons voulu mieux approcher au gré de cet entretien.

Dans votre numéro du mois de février, vous avez consacré aux attentats du début de l’année un dossier très incisif, qui a marqué les esprits. Pourquoi les  Cahiers du cinéma ont-ils ressenti la nécessité de réagir à cette actualité ?

Stéphane Delorme : La première réponse, c’est parce que l’attentat contre Charlie s’est passé dans une salle de rédaction. La presse était touchée. Et pas n’importe laquelle : Charlie Hebdo, une presse, à nos yeux, intelligente et insolente. Ensuite l’événement a suscité un retour sur nous-mêmes : que faisons-nous ? Quel exemple donnons-nous ? Sommes-nous assez libres ? Assez engagés ? Les Cahiers du cinéma, depuis que je suis rédacteur en chef, ne parlent pas que de cinéma. La question de fond, c’est l’époque. Je vois les  Cahiers comme une revue d’intervention. Si je suis devenu critique, et pas seulement critique de cinéma, c’est pour voir survenir les événements et m’interroger sur la manière dont nous pouvons les accueillir. Être critique, c’est être aux avant-postes de l’époque. Et cette préoccupation traverse tous les textes que nous publions. Le critique a un rôle crucial aujourd’hui, dans un temps de consensus. Cependant, les  Cahiers restent une revue de cinéma. À la limite, en tant que rédacteur en chef, vis-à-vis des lecteurs, je ne suis pas mandaté pour sortir du cinéma. J’ai le respect de l’endroit où je suis. Il n’empêche que cet événement m’a « autorisé » à déborder le champ du cinéma. Les attentats sont arrivés à un moment où montait en nous le désir de faire une critique des médias et de parler plus franchement de notre époque, de plus en plus délétère. D’autant que certains relais importants sont brisés : tous les jours je m’arrache les cheveux en lisant la une du Monde, depuis la petite tape de Juncker sur la joue de Tsipras en juin jusqu’aux titres de ces derniers jours : «  La rentrée scolaire sous le signe de la laïcité et de la morale  » ou l’épouvantable une sur la photo du petit Syrien. Je ne suis pas le seul à être atterré par le manque de discernement ou la servilité des grands médias. Quand les relais sont brisés, il y a un moment où l’on sent que c’est à nous de prendre la parole. « Nous » : tous ceux qui sont en moyen de la prendre. Aucun lecteur ne nous a reproché ce numéro sur les attentats, même ceux qui n’étaient pas d’accord avec ce que nous exprimions.

Dans le numéro sur les attentats, comme dans certains qui ont suivi, se manifeste un ton très vif, en colère, presque en révolte, en particulier contre le cynisme ambiant. Menez-vous un combat ? Et comment le qualifieriez-vous ? Moral ? Politique ?

C’est un combat intellectuel, moral et politique. En tant que critiques, nous ne prenons pas simplement des objets-films les uns après les autres, nous défendons des idées et un esprit. Nous sentons que nous avons une manière d’appréhender les choses, du fait de notre cinéphilie, de nos références (Bazin, Daney, Deleuze, Rancière), une certaine sensibilité, un certain regard qui n’est plus partagé dans des grands médias happés par la frénésie des réseaux sociaux et inféodés aux modèles anglo-saxons. Notre geste est donc à la fois théorique et critique : affirmer ou réaffirmer des idées, et les défendre avec virulence. Je nous vois comme des guerriers, et surtout pas comme des résistants qui tenteraient de sauvegarder un territoire : le pré carré du cinéma d’auteur, par exemple. Au contraire, nous allons de l’avant, nous défrichons. Lorsque nous avons pris parti contre la convention collective il y a deux ans, nous sommes allés voir Michel Sapin et Aurélie Filippetti, mais aussi les responsables de France Télévisions, pour des entretiens mouvementés. Nous avons été violents dans le numéro consacré à l’université et aux écoles (mars 2014). Nous avons enquêté en donnant la parole aux étudiants, ce qui, pour l’institution, a été insupportable. Ce numéro avait une charge explosive telle que l’université Paris-III-Censier, dont certains responsables voyaient d’un mauvais œil que leurs livres et leurs positions sur le cinéma soient attaqués, a diffusé un communiqué demandant à tous les enseignants de ne pas répondre. Néanmoins, même si certains numéros sont violents, comme ce mois-ci « le vide politique du cinéma français », nos interventions sont mûrement réfléchies, elles sont le fruit d’un travail. Dans le numéro sur les universités, l’objectif était de tendre la main à ceux qui, de l’intérieur, peuvent changer les choses, et de leur dire : vous n’êtes pas seuls.

Dans les numéros récents, en particulier celui sur le scénario (mars), celui sur le bilan du Festival de Cannes (juin), et dans le numéro sur « le vide politique du cinéma français », vous dénoncez un certain nombre d’états de fait. Qu’est-ce qui ne va pas dans le cinéma ?

Le problème, c’est une espèce d’alliance objective entre l’industrie et la théorie, qui fait que dans tous les champs, maintenant, le cinéma est de moins en moins perçu comme un art. D’un côté, des producteurs, financiers, vendeurs internationaux, de plus en plus puissants, essaient d’identifier comment faire un produit pour le lancer sur le marché. Et on nous demande d’admirer ces produits comme s’ils étaient des chefs-d’œuvre : c’est vouloir le beurre et l’argent du beurre. D’un autre côté, des théoriciens du cinéma, venant des cultural studies ou du cognitivisme, remplacent insidieusement le terme « œuvre » par celui de « produit ». Avec le cognitivisme triomphe l’idéologie de la communication, qui devient un modèle tous azimuts : on nous explique ainsi qu’une expérience esthétique équivaut à une relation sociale, qu’un spectateur passe son temps à prêter des intentions au film et à dialoguer avec lui. C’est nier ce que peuvent être un travail artistique et une expérience esthétique. Et ce genre de bêtises est reconduit dans les manuels de scénario, ce qui nous a conduits à écrire un anti-manuel. C’est donc toute la chaîne qui est touchée. Et le cinéma est très fragile de ce point de vue, parce qu’il draine beaucoup d’argent. Ces produits se fabriquent sur fond de consensus et ne peuvent évidemment comporter aucune dimension politique, ils tournent même à la reconduction des pires clichés, comme on le voit sur la banlieue avec Dheepan. À partir du moment où on est dans un pur système d’identification, l’art et la théorie sont morts : oui on identifie les figures, les genres, les personnages, les communautés, les forts et les faibles, et on les fiche dans des stéréotypes. Qu’est-ce que ça nous amène ? C’est déjà ce que font les soi-disant hommes politiques, la police et les médias. Le cinéma commence par la destruction de ces identifications. Ces produits n’ont donc rien à voir avec une œuvre en tant qu’expression d’un cinéaste qui a quelque chose à dire. Avoir « quelque chose à dire », c’est l’inverse de la communication. Comme le soulignait Serge Daney, celui qui a « quelque chose à dire » prend la caméra sans forcément savoir ce qu’il a à dire, et peut-être que cela lui prendra une vie pour le comprendre. C’est pourquoi nous avons beaucoup défendu The Smell of Us, de Larry Clark, sorti au début de l’année – un film aberrant dans le contexte actuel, témoignant d’un engagement personnel presque vital. Notre rôle, c’est de mettre en avant ces films, comme Holy Motors, de Leos Carax, Cemetery of Splendour, d’Apichatpong Weerasethakul, ou le dernier film de Philippe Garrel, l’Ombre des femmes.

Nous avons évoqué les combats que vous menez, qui sont à bien des égards politiques. Qu’en est-il de votre politique éditoriale ?

Nous prenons position, nous défendons les œuvres que nous aimons. Au cynisme nous opposons la confiance. Il ne s’agit pas de s’en tenir à un constat désabusé, mais d’essayer de changer les choses. Et donc de donner un élan, du courage. C’est important pour des jeunes cinéphiles ou cinéastes qu’un repère existe, exigeant, intransigeant sur certaines questions et qui soutient les tentatives de ne pas se plier à la loi du marché. Ils sont face à un monde globalement fermé, il faut leur donner du courage pour qu’ils ne se résignent pas. Sinon, ils risquent d’adopter des attitudes utilitaristes ou de rogner leurs ambitions artistiques. Il faut croire qu’on peut changer les choses. Tout cela, pour moi, est politique et définit une politique éditoriale. Ce n’est pas défendre tel cinéaste plutôt que tel autre, mais créer une équipe, solliciter du partage, s’adresser aux jeunes, créer du possible. Pour ma part, cela se double d’un souci constant : qu’est-ce que ma génération accomplit et qu’est-ce qu’elle transmet à la génération d’après ? Cela me préoccupe énormément. C’est pourquoi j’ai besoin que les Cahiers parlent avec des étudiants ou des lycéens, comme nous l’avons fait en avril.

Croyez-vous encore la critique possible dans la presse ? Comment sortir de la logique de la promotion ?

Non seulement la critique est possible dans la presse, mais c’est la seule voie qui s’offre à elle ! Sinon elle mourra sous l’empire des réseaux sociaux. Le plus triste est qu’elle ne s’en rend pas compte et prend la direction inverse, arborant une prétendue objectivité qui relève plus de la peur de trancher. La presse, aujourd’hui, est en danger, en mauvaise situation financière, dans l’indifférence des pouvoirs publics, qui ne débloquent de l’argent que pour aider aux numérisations. Certains s’en sortent en multipliant les partenariats : plus un magazine soutient de films, plus il a de partenariats, plus il engrangera de pages de publicité. Ce n’est plus de la critique mais de la promotion. En ce qui nous concerne, c’est clair, nous sommes sélectifs, nous ne sommes partenaires que quand nous aimons. Il faut garder cette ligne pour que le lectorat croie en ce que nous disons. Par ailleurs, la critique consiste avant tout à déconstruire les stéréotypes et les imageries. Notre rôle, c’est de trouver les mots pour révéler ces images glacées, élaborer des slogans, comme disait Walter Benjamin, parce qu’il faut que la critique soit mémorable pour être efficace. Mais la critique induit aussi la nuance. Ce qui exige d’accorder aux articles une certaine longueur. Dans les  Cahiers, nous pouvons nous le permettre. La nuance permet de montrer les endroits d’invention dans un film et, à l’inverse, là où un cinéaste, même un grand, se répète par exemple. En fait, le défi, ce qui est difficile, c’est d’allier la nuance et la violence. C’est par là que la presse peut s’en sortir. Des slogans réussis, on peut en trouver sur Twitter. Mais seule la presse peut être d’opinion et d’argumentation. C’est ce qu’elle doit être. Sinon, à quoi bon ?

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