Tsipras change de gauche

On connaît les « deux gauches », mais on les avait rarement vues incarnées par un même homme, et dans une séquence aussi courte.

Denis Sieffert  • 23 septembre 2015 abonné·es

La première fois, il avait été félicité par Mélenchon. Dimanche soir, c’est François Hollande qui s’est hâté de dire à Alexis Tsipras combien sa victoire lui faisait chaud au cœur. Plusieurs figures de la social-démocratie et de la droite européenne se sont ensuite succédé pour encenser le leader de Syriza. Comme s’il fallait célébrer publiquement l’entrée de l’enfant terrible dans la famille des sages. Ceux qui savent que l’austérité est une fatalité et que l’ordre du monde est intangible. Un cérémonial d’adoption, en quelque sorte. Le fait est que Tsipras a changé de gauche. Sinon au plus profond de lui-même, du moins par ses choix tactiques. En un rien de temps, Saint-Just est devenu Talleyrand. Le choc a été tel que les Grecs eux-mêmes ont eu une hésitation. Pour quel Tsipras ont-ils voté ? Pour le vaillant combattant du début de l’année, tentant de résister à la machine européenne et au FMI ? Ou pour le converti qui s’apprête à mettre en œuvre la politique d’austérité qu’il avait dénoncée et combattue ?

Ses électeurs de dimanche ont fait le pari qu’avec lui la politique de la droite sera plus douce. Ils croient que le leader de Syriza saura arrondir les angles du mémorandum, qu’il parviendra à se dégager de la lourde tutelle des créanciers qui lui ont fait signer sous la contrainte une succession de mesures douloureuses pour son peuple. Deux lectures sont permises. On peut penser que l’élection de Tsipras, même pour appliquer la pire des politiques, est un moindre mal. Ce « moindre mal », éternel credo des gauches de gouvernement ! Mais on peut surtout redouter que Tsipras délivre des messages négatifs pour les peuples d’Europe. L’homme qui a voulu démontrer qu’il existait des alternatives aux politiques libérales démontrerait finalement le contraire. Tout aussi fâcheux : il renforcerait l’idée que les dirigeants politiques sont tous du même bois, prêts à se contredire, et à se brûler au feu du pouvoir. Cette lecture des événements a été celle de nombreux électeurs du mois de janvier qui ne sont pas retournés aux urnes ce dimanche. Car, ne l’oublions pas, si Alexis Tsipras a réussi un joli coup politique en obtenant 35 % des voix, il a aussi perdu en cours de route 320 000 électeurs. Sur moins de deux millions, ce n’est pas rien ! Un chiffre qu’il faut rapprocher des 45 % d’abstention.

Il faut aussi souligner que le désenchantement et l’incrédulité n’ont en rien profité à l’Union populaire, issue de l’aile gauche de Syriza (voir le reportage d’Angélique Kourounis, p. 9). Sans doute parce que Tsipras a gardé une certaine cote d’amour. Mais que va-t-il pouvoir en faire ? Dans les prochains mois, l’enjeu pour lui sera la question de la dette. Obtiendra-t-il de ses tuteurs européens l’annulation de ce fardeau ? Ce qui est sûr, c’est qu’il n’a plus aujourd’hui aucun moyen de pression. Et il retrouvera en face de lui les mêmes interlocuteurs irascibles qui l’ont fait céder au mois de juillet. Ce qui s’est passé en Grèce depuis le référendum du mois de juillet – qui paraît déjà si loin aujourd’hui ! – est en tout cas riche d’enseignements pour la gauche. On connaît les « deux gauches », mais on les avait rarement vues incarnées par un même homme, et dans une séquence aussi courte. La question est évidemment celle du pouvoir. Faut-il le conserver à n’importe quel prix ? Quel sens cela peut avoir s’il s’agit de faire, peu ou prou, la politique de la droite ? Je ne voudrais surtout pas comparer Tsipras à Cambadélis – le leader de Syriza ne mérite pas cela ! –, mais il se trouve que l’actualité invite à un rapprochement. Pendant que la Grèce votait, le premier secrétaire du PS nous concoctait l’une de ces manœuvres qui ont fait sa réputation : un référendum auprès des militants du Front de gauche et des Verts pour « l’union des gauches ».

Sur les marchés et sur Internet, Cambadélis s’apprête à poser cette question toute bête : « Êtes-vous pour l’union ? » La question vaut d’abord pour les régionales. Elle servira aussi bien sûr pour la présidentielle de 2017 et les législatives. On imagine bien que personne n’a envie de répondre « non ». Surtout lorsque se profile l’ombre du Front national. Mais on voit l’arnaque. C’est un peu comme si Emmanuel Macron était la seule alternative à Marine Le Pen. Le procès en division a d’ailleurs déjà commencé après la victoire de la droite à Noisy-le-Grand : trop de candidats à gauche. Il n’est pas nouveau. L’explication communément admise après l’échec de Lionel Jospin en 2002 était déjà celle-là. Chaque situation mérite évidemment d’être examinée. Mais ce chantage – car c’en est un ! – est surtout destiné à ignorer la politique dans son contenu pour la réduire à la seule question du pouvoir. Or, on peut aussi penser que c’est la politique de M. Macron, ses attaques contre le statut des fonctionnaires, le code du travail, le repos du dimanche, bref notre « mémorandum » à la française, qui divisent la gauche.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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