Syrie : Ambiguïtés russo-américaines

Tout en affichant des objectifs exactement opposés, Moscou et Washington s’efforcent de sauver les apparences.

Denis Sieffert  • 28 octobre 2015 abonné·es
Syrie : Ambiguïtés  russo-américaines
© Photo : Druzhinin/RIA NOVOSTI/AFP

Parallèlement à une opération militaire qui vise à 80 % les rebelles syriens et très peu l’organisation État islamique (EI), la Russie poursuit son offensive diplomatique. L’objectif de Moscou est toujours, officiellement, d’imposer le maintien au pouvoir de Bachar Al-Assad, même si le discours des dirigeants russes n’est pas exempt d’ambiguïtés. Ainsi, à l’issue d’une réunion à Vienne avec le secrétaire d’État américain et les ministres saoudien et turc des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, le chef de la diplomatie russe, a plaidé pour des « pourparlers exhaustifs entre les représentants du gouvernement syrien et le spectre complet de l’opposition à l’intérieur et à l’extérieur du pays ». Il s’agirait de parvenir à l’organisation d’élections. Mais quand ? Et avec qui ? Et quel est donc ce « spectre complet » alors même que l’aviation russe tente précisément de liquider les groupes d’opposition au prétexte qu’il n’y aurait pas de « modérés » parmi eux ? Le propos de Sergueï Lavrov est à rapprocher de la déclaration d’un membre d’une délégation russe reçue dimanche à Damas. Selon le député Alexandre Iouchtchenko, Bachar Al-Assad serait « prêt à organiser des élections avec la participation de toutes les forces politiques qui veulent que la Syrie prospère ». Une formule lourde de sous-entendus qui peut signifier, dans la rhétorique habituelle du dictateur syrien, « après l’élimination de toute opposition ». Ce qui ne colle pas exactement avec la déclaration de Lavrov.

Sur le terrain, les raids de l’aviation russe se multiplient. Non sans bavures. Ils auraient, selon l’ONG Human Rights Watch, provoqué la mort de 59 civils, dont au moins 32 enfants, le 15 octobre, dans la province de Homs, une zone tenue par les rebelles, à l’ouest du pays. Mais voilà qu’au moment où il est question d’élections, la BBC a eu l’idée aussi étrange que suspecte de commander un sondage à l’institut britannique ORB, lequel a interrogé les Syriens, les uns sous les bombes de Bachar, les autres sous son contrôle – et pour qui connaît la Syrie, on sait ce que contrôle veut dire –, d’autres encore sous le joug du groupe État islamique. Et que croyez-vous qu’il arriva ? Tout le monde est content ou presque. La population qui vit dans la zone contrôlée par le dictateur syrien trouve à 73 % son influence « complètement » ou « plutôt » positive. Ce qui n’est évidemment pas du tout l’avis des Syriens des zones tenues par les rebelles, où ils ne sont plus que 20 % à apprécier l’homme qui bombarde leur ville avec des fûts de TNT, alors que 58 % d’entre eux jugent « complètement » ou « plutôt » positive l’influence du groupe islamiste Al Nosra, et que 57 % portent le même jugement « positif » sur l’Armée syrienne libre. Quant à ceux qui vivent sous le joug de Daech, à l’est du pays, ils sont 71 % à trouver « positive » l’influence de ce groupe. Selon un certain Johnny Heald, l’un des responsables de l’institut ORB International, les Syriens « apprécient la sécurité qu’ils ressentent et voient que l’EI essaie de les aider en leur fournissant électricité, nourriture et essence. C’est en tout cas, dit-il, une histoire qu’ils racontent avec enthousiasme. »

De l’art de faire des sondages d’opinion sous la dictature. En attendant sans doute des élections aussi « libres » que celles de juin 2014, soit trois ans après le début du soulèvement. Le régime avait alors organisé une élection présidentielle, mais uniquement dans les zones sous son contrôle. Bachar Al-Assad avait recueilli 88 % des suffrages… Si la position russe n’est pas toujours très claire, que dire de celle des États-Unis ? John Kerry, le secrétaire d’État, était bien présent à la réunion de Vienne, dont l’initiative revenait à la Russie. Il s’est même déclaré favorable à l’intervention russe dans le conflit syrien. Alors même que les États-Unis affichent un objectif exactement opposé et qui passe par le départ de Bachar Al-Assad.

Monde
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