Haine de l’autre et haine de soi

L’historien Pascal Blanchard réagit, après une promenade le 15 novembre dans Paris avec ses enfants, sur les implications des attentats dans la France contemporaine.

Pascal Blanchard  • 18 novembre 2015 abonné·es
Haine de l’autre et haine de soi

En regardant les places et les rues de Paris, ce dimanche 15 novembre, où la jeunesse de France refuse la terreur, refuse d’être une cible passive, on se dit que l’on est entré dans une guerre sans précédent. Dans cette guerre qui frappe la France, derrière cette terreur qui s’affirme, on ne peut qu’être sidéré par cette volonté de tuer la jeunesse de notre pays. Ce sont désormais des cibles à détruire. Dans des lieux de vie et de plaisir, des lieux de culture ou de compétitions sportives. Il fallait tuer la jeunesse pour briser la nation, fragiliser la République. Les kamikazes (du moins ce que l’on en sait aujourd’hui) sont eux aussi des jeunes, de notre pays ou de Belgique. Aucune excuse ici face à leurs actes, juste une tentative d’explication sur ce qui se passe et ne peut se comprendre que sur le temps long. Ils sont nés et ont grandi ici, selon les informations dont on dispose. Ils sont d’ici, ils sont d’Occident et haïssent l’Occident. L’un d’entre eux est issu de la banlieue sud de Paris, il allait avoir 30 ans et avait une fillette de 5 ans. Des tueurs à peine entrés dans l’âge adulte, pères de famille pour certains, et qui n’avaient pour but que de mourir, en tuant d’autres jeunes.

Tuer la jeunesse, c’est clairement annoncer que la guerre sera totale. Cette idée nous semble incroyable, inacceptable et tragique. Dans le même mouvement, c’est cette jeunesse de France qui prend la rue et annonce avec fierté qu’elle « retournera au Bataclan » et ne veut pas que l’on « touche à sa douce France ». Elle chante, se recueille, elle danse, refuse d’être des cibles sans réaction devant la terreur. Face à la jeunesse de France, ces tueurs, qui ont le même âge, sont nés dans le même pays et sont en guerre contre l’Occident et la France. Ils ont fait le « voyage » vers les champs de bataille du Moyen-Orient, vers l’endoctrinement, beaucoup aussi ont connu l’échec scolaire, ont été de petits délinquants, ont leur famille qui vit encore ici… On est en droit – au-delà de l’horreur de ces actes et de la guerre qu’il faut mener contre Daech et contre l’intégrisme partout dans le monde – de se poser la question de ce qui motive ces jeunes hommes à porter la terreur dans le pays où ils ont grandi. La guerre à mener contre cette terreur passe aussi par la compréhension de ce qui motive les ennemis de la démocratie et de la France, à l’heure où l’on parle de couvre-feu, comme au temps de la guerre d’Algérie ou dans les banlieues françaises en 2005. Sinon, on se condamne à voir de nouveaux fanatiques rejoindre Daech ou des mouvements similaires. On le sait, l’anti-occidentalisme est devenu la pensée dominante dans beaucoup de pays du monde, c’est l’un des thèmes centraux du radicalisme et de sa propagande, en souvenir du temps des empires coloniaux, perçus comme « l’humiliation ultime », preuve que l’Occident les méprise depuis toujours, depuis les croisades, depuis la colonisation, depuis l’intervention américaine en Irak ou en Afghanistan, depuis la naissance de l’État d’Israël.

Ce qui nous frappe aussi, c’est que ces automates-zombies se transforment en fanatiques et sont prêts à mourir après endoctrinement pour tuer ceux qui sont du même pays qu’eux. Les failles identitaires de ces tueurs ne se limitent pas aux descendants de migrants et aux familles musulmanes, car plus d’un tiers des radicaux qui s’embarquent pour le Moyen-Orient sont désormais des « convertis ». Ils ont le sentiment, eux aussi, d’hériter de la marginalisation de ceux qui les ont précédés. Leur islam est bricolé, l’histoire est manipulée, leur identité en état de choc, ils ont le sentiment d’avoir été humiliés au nom de ce qu’ils sont. Et cette guerre contre l’Occident est pour eux « légitime ». C’est dans ce vide mémoriel et identitaire que Daech recrute et fabrique ces tueurs, qui deviennent les « nouveaux croisés » des temps modernes dans un voyage inversé à celui des croisades. Ils sont en guerre contre eux-mêmes, contre cet Occident dont ils ont le sentiment qu’il n’est « pas pour eux », contre ces pays où ils ont grandi. Ceux qui étaient en guerre avec eux-mêmes entrent en guerre contre les autres, et ces autres à détruire, ce sont ces jeunes qui vivent dans leur pays de naissance. De jeunes qui, face à eux, deviennent leurs ennemis. Les tuer, c’est tuer ce qu’ils croient ne jamais pouvoir devenir. Si nous voulons les combattre, il faut certes comprendre que cette guerre sera « totale », ici et là-bas, mais il faut aussi comprendre ce « mal » qui touche cette jeunesse, ici comme là-bas. Et ses origines.

Société
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