Antiracisme : l’espoir d’un front commun

Alors que les actes racistes et islamophobes se multiplient, il faut dépasser l’opposition entre « universalistes » et « communautaires ».

Sasha Mitchell  • 9 décembre 2015 abonné·es
Antiracisme : l’espoir d’un front commun
© Photo : Yalsin/Anadolu/AFP

Samedi 14 novembre, dans la nuit, une voiture s’arrête près d’un restaurant kebab à Cambrai (Nord). Un coup de feu est tiré sur un homme d’une trentaine d’années, touché au dos. Il est d’origine turque, visé pour sa couleur de peau, qui « ne convenait pas au tireur ». Partout sur le territoire, dans la France post-13 novembre, les actes racistes et islamophobes explosent. Vingt-cinq rien que pour les quatre jours suivants les attentats, selon les chiffres de l’Observatoire national contre l’islamophobie du Conseil français du culte musulman. De Marseille à Barentin (Seine-Maritime) en passant par Créteil (Val-de-Marne) et Pontarlier (Doubs), des femmes voilées sont agressées, des kebabs caillassés et des mosquées taguées. « Dans des moments comme celui-ci, nous nous retrouvons face à un risque de recul du combat contre l’islamophobie, s’inquiète Houria Bouteldja, porte-parole du Parti des indigènes de la République (PIR). Un malaise apparaît chez ceux qui veulent défendre les musulmans, car, inconsciemment, cela équivaut à défendre les terroristes. » Pour le PIR, qui participera au « Grand meeting pour une politique de paix, de justice et de dignité » le 11 décembre, c’est justement maintenant qu’il faut accentuer la lutte, car « ces jihadistes sont une des facettes de l’abandon de l’État et du racisme structurel » .

Pour la troisième année consécutive, des Journées européennes contre l’islamophobie se tiendront du 11 au 13 décembre à l’appel d’un collectif d’associations. Meetings et colloques seront organisés à Paris, Bruxelles, Londres, Édimbourg, Barcelone et Madrid. Ces manifestations se dérouleront dans un contexte évidemment particulier. Depuis le 13 novembre, les actes islamophobes se sont multipliés. L’islamophobie, qui était il y a peu encore un sentiment honteux, s’exprime aujourd’hui sans retenue. Analyser les causes de cette dérive, qui s’est traduite aussi dans les urnes, et les dénoncer participe du combat pour la défense des libertés et des droits humains.

Le meeting parisien se tiendra vendredi 11 décembre à 18 h 30 à la Bourse du travail de Saint-Denis (M° Pte-de-Paris). Parmi les intervenants : Myriam Benraad, Laurence Blisson, Ismahane Chouder, Alain Gresh, Marwan Muhammad, Tariq Ramadan, Omar Slaouti, Michel Tubiana, Salma Yaqoob.

Derrière ce raisonnement, affleure la ligne de division entre l’antiracisme porté par les organisations dites « communautaires », comme le PIR ou le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), et celui à portée universaliste, apanage des associations dites « traditionnelles », comme le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (Mrap), la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (Licra), SOS racisme et la Ligue de défense des droits de l’homme (LDH) (voir ci-contre l’entretien avec Françoise Dumont). Dans le premier cas, on retrouve des associations composées des populations concernées par les discriminations et qui luttent contre le racisme d’État. Dans le second, quatre grandes organisations accusées de se cantonner à un rôle moralisateur. « On nous reproche d’être dans le déni et d’avoir de bons sentiments, mais on ne va quand même pas s’excuser d’avoir des bons sentiments », rétorque Patrick Samama, vice-président de la Licra. « Il y a de la place pour tout le monde, organisations “communautaires” et associations “traditionnelles”, assure Pap Ndiaye, historien et professeur à Sciences Po. Mais la question est de savoir comment articuler les deux formes de lutte. » Pour combattre efficacement le racisme et l’islamophobie, une convergence des luttes dépassant certains points de friction semble envisageable. Réunies pour une table ronde lors de l’université d’automne de la LDH, le 29 novembre, les quatre organisations traditionnelles, qui viennent de lancer la campagne libellée « grande cause nationale » #DeboutContreLeRacisme, ainsi que le CCIF, ont œuvré ensemble. « Nous sommes prêts à travailler avec toutes les organisations antiracistes, a martelé à cette occasion Yasser Louati, porte-parole du CCIF. Et j’espère que l’on assistera bientôt à la naissance d’un front commun qui aurait dû voir le jour il y a bien longtemps. »

Du côté de la Licra, le ** son de cloche est presque similaire, bien qu’assorti de réserves : « Nous pouvons bien sûr envisager des passerelles sur les actions à mener, reconnaît Patrick Samama. Mais il existe des associations avec lesquelles nous ne sommes pas du tout d’accord. Pour nous, la limite, ce sont les organisations qui ne sont pas claires sur la question de l’antisémitisme. » Pour rassembler, au moins partiellement, la tâche demeure compliquée, « car la méfiance est réciproque », constate Pap Ndiaye. Pour le sociologue Éric Fassin, membre du mouvement « Reprenons l’initiative » , il s’agit dans un premier temps de déplacer le combat antiraciste vers le politique, afin de dépasser la « racialisation » paradoxale du mouvement. Montrer que le racisme est « l’effet de politiques, alors qu’on pourrait croire que les politiques le combattent ». Et de poursuivre : « La spécialisation des luttes n’est pas un problème, mais elle peut le devenir si l’on ne peut pas en parler ensemble. Pour ce qui concerne la suppression ou non du mot “race” de la législation, il serait souhaitable que tout le monde se mette autour d’une table pour en discuter, car les expériences des uns et des autres sont très différentes. Autre exemple, les associations pourraient attaquer ensemble des propos ou des actes racistes en justice. »

Pap Ndiaye, lui, dresse le portrait d’un mouvement antiraciste trop centré sur la France et qui gagnerait à s’inspirer d’expériences internationales. « Au Brésil, une coalition puissante d’associations afro-brésiliennes de défense des Indiens d’Amazonie mais aussi d’organisations LGBT s’organise pour faire pression sur le gouvernement fédéral de Brasilia, informe-t-il. En France, on pourrait imaginer des plateformes communes et revendicatives servant à interpeller les hommes et les femmes politiques. » L’idée, selon l’historien, n’est pas de revenir à « un universalisme aveugle comme jadis » ni de laisser tomber ses particularités, mais, en ces temps sombres, de se coaliser « pour mettre les forces en commun ».

Société
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