Riches idées contre la précarité

À Vaulx-en-Velin, banlieue lyonnaise, l’association Avec a ouvert une épicerie solidaire pour aider ceux qui n’arrivent pas à boucler le mois. Rapidement, un salon de coiffure et une salle de sport ont également vu le jour.

Lena Bjurström  • 16 décembre 2015 abonné·es
Riches idées contre la précarité
© Photo : Lena Bjurström

Vaulx-en-Velin, quartiers Est. Le long de l’avenue Henaff, les entrepôts se succèdent, magasins de meubles, supermarchés halal, dépôts divers… Le local est coincé entre un petit restaurant turc et un garage. Une ancienne usine, peu engageante à première vue, dont les fenêtres reflètent les barres d’immeubles de l’autre côté de la rue. La cour est encombrée de palettes et de caisses de légumes. Pour l’épicerie sociale de l’Association vaudaise pour l’entraide dans la cité (Avec), c’est jour de tri. Quelques bénévoles s’activent, transbahutent des packs de lait du camion de la Banque alimentaire vers les étagères de l’épicerie, tandis qu’un chat renifle discrètement les poubelles. « Nous rangeons tout dans le local pour pouvoir remplir les colis que les gens viendront prendre demain », explique Samia Djemali, salariée de l’association. Ici, chaque semaine, défile la France qui n’arrive pas à joindre les deux bouts, ceux pour qui la faim n’est pas un concept lointain. En partenariat avec la Banque alimentaire, l’Agence du don en nature et Dons solidaires, l’association Avec redistribue chaque semaine plusieurs centaines de kilos de denrées alimentaires, contre une somme modique. « Pour 8 à 10 euros, les personnes repartent avec un chariot plein, qu’on essaye d’adapter à leurs besoins selon ce qu’on a en rayon, expose Samia. Des denrées alimentaires, bien sûr, mais aussi du savon, du dentifrice, des produits du quotidien qu’elles ne peuvent pas toujours s’offrir. » Les bénéficiaires sont envoyés par les services sociaux ou le foyer de réfugiés à quelques rues de là. Chaque semaine, plus de 600 familles viennent chercher dans cette épicerie de quoi remplir leur frigo. « Ce n’est pas les restos du cœur, c’est différent. Les gens achètent, même pour une toute petite somme, ce qu’ils vont consommer. Ça peut sembler dérisoire, mais ça donne une certaine dignité », affirme Samia. Chargée de l’accueil et du secrétariat, elle reçoit les familles, et son bureau ne désemplit pas. « Avec la conjoncture économique, on a de plus en plus de demandes. »

Étudiants fauchés, femmes seules avec des enfants à charge, chômeurs de longue durée, employés dont le salaire ne suffit pas à finir le mois… La précarité a de multiples visages, mais elle raconte une histoire commune, celle des petits renoncements qui, peu à peu, dessinent une vie. La bouteille de shampoing reposée sur l’étagère du supermarché parce que le portefeuille n’est pas assez fourni, la sortie annulée, le sport qu’on n’a plus le temps de pratiquer parce qu’il faut s’occuper des enfants et qu’il coûte de toute façon trop cher. Ces récits-là, les salariés et les bénévoles d’Avec les entendent tous les jours, et certains reconnaissent leur propre histoire. Avant de travailler pour l’association, Samia en était bénéficiaire. Quant à Nadia, bénévole de longue date, c’est en venant chercher son colis hebdomadaire qu’elle a commencé à donner de son temps : « Au début, je rangeais deux ou trois rayons et passais un coup de serpillière. Et puis, au fil du temps, j’ai commencé à venir tous les jours donner un coup de main. Ma situation s’est arrangée, je n’ai plus eu besoin de venir chercher mon colis, mais j’ai continué à m’engager. C’était ma manière de rendre la pareille. Et, aujourd’hui, je ne pourrais plus m’en passer ! » « Ici, on ne se contente pas de faire de la distribution de nourriture, on accueille vraiment les gens, on les écoute », affirme Samia avec fierté. C’est en tendant une oreille bienveillante aux galères et aux envies d’autrui que l’association s’est construite, raconte Mahmoud Kalkoul, l’un de ses fondateurs. Assis dans un fauteuil rouge et brun du hall d’entrée – le « salon Louis-XIV », comme il l’appelle –, il retrace l’histoire d’une bande de copains qui voulaient organiser des sorties et des tournois de foot et qui se sont retrouvés, de fil en aiguille, à diriger une association de quartier. « Au travers de nos activités, on a rencontré des étudiants étrangers qui ne s’en sortaient pas financièrement et qui n’avaient pas de quoi manger. On s’est renseignés auprès de la Banque alimentaire et c’est comme ça qu’on a commencé à faire des colis de nourriture. »

Bouche-à-oreille, rumeurs de quartier, ce sont rapidement des familles qui viennent toquer à leur porte. Une accumulation de demandes qui donne le jour à une première épicerie solidaire. Mais, en passant chercher leur colis, les gens discutent, parlent de ce qui leur manque, de leurs envies. Les femmes, surtout. Elles évoquent les longues journées à s’occuper des gamins, à rester enfermées chez elles et à s’oublier. Créer un espace de socialisation, répondre à d’autres besoins que ceux du ventre, les membres de l’association en ont toujours eu envie. « Il ne suffit pas d’un frigo rempli et d’un toit pour vivre, souligne Nadia, on a besoin d’être bien avec soi-même. Et l’estime de soi, ça passe par plein de petites choses. Se sentir bien dans son corps, dans sa tête. » Le déménagement dans de nouveaux locaux donne à l’association la possibilité de mettre en pratique de nouvelles idées. Et il suffit de pousser la porte de l’ancienne usine de l’avenue Henaff pour respirer la différence.

Le hall d’entrée sent le shampoing. Des bribes de conversation s’échappent d’un petit local séparé du hall par une mince cloison. Deux mots d’arabe, trois de français, des rires. Et des lampions roses et jaunes au plafond. Derrière la porte, tendue d’une publicité pour les produits Schwarzkopf, Badra attaque le brushing de Jamila tout en discutant avec deux autres femmes installées au milieu des miroirs et des lotions. Entre deux coups de peigne, elles causent coiffure ( « Dis donc, elle est magnifique ta couleur ! » ), se moquent de la journaliste venue s’incruster dans leur conversation ( « Faut pas que tu lui parles, à elle, c’est une terroriste ! » ) et rigolent de plus belle. L’une raconte son mari vautré sur le canapé pendant qu’elle jongle avec la vaisselle et les enfants, l’autre ses histoires de papiers et son titre de séjour obtenu de haute lutte « par la seule loi que Sarkozy n’a pas supprimée, celle de la régularisation au bout de dix ans sur le territoire français ». Depuis le mois de mai, Badra, engagée à temps partiel par l’association, coiffe ces dames et tient salon. Pour quelques euros, les femmes du quartier refont leur coupe, leur couleur et échangent les dernières nouvelles. Prendre soin de soi n’a pas de prix, paraît-il. Pourtant, tout le monde ne peut pas se le permettre. C’est pour cela que l’association Avec a monté ce salon de coiffure, et pour la même raison qu’elle a ouvert en août dernier un espace sportif.

Dans la vaste salle à l’arrière du local, une coach fait lever les genoux et remuer les hanches d’une quinzaine de femmes en leggings et débardeur tandis que d’autres pédalent sur des vélos ou allongent le pas sur des tapis de marche. « Cette salle de sport, c’était une demande de longue date des bénéficiaires de l’association, raconte Nadia. Alors, quand on a eu l’espace suffisant pour la mettre en place, tout le monde a mis la main à la pâte selon ses compétences. Des bénéficiaires ont aidé pour le carrelage ou l’électricité. C’était vraiment un projet commun. Et puis, par le biais de l’Agence du don en nature et de la Fondation Decathlon, on a pu acheter le matériel pour quasiment rien. » La différence avec d’autres salles de sport ? Le prix abordable, l’engagement de courte durée et la non-mixité. Dans la journée, pas un homme n’est autorisé à entrer, leur tour viendra en soirée. « C’est rare et pourtant très important », estime Inès, une des bénéficiaires. Au son de la musique du cours d’aérobic, étudiantes et mères de famille troquent leur voile, pour celles qui en portent, contre des tenues sportives colorées et lâchent du lest. Les enfants sont à l’école, les maris sont loin ; pour quelques heures, rien ne les retient. Mounira habite juste en face. Cliente de l’épicerie, elle a entendu parler de cette salle non mixte qui venait d’ouvrir. Depuis, tous les après-midi, elle tombe le hijab et court, pour une fois, sans direction. « Je voulais faire du sport, perdre du poids, et ici les prix sont corrects. Surtout, on se retrouve entre femmes, on discute, il y a une bonne ambiance. Quand je viens, c’est juste pour moi, c’est mon moment. » Quelques heures arrachées au quotidien qui filent souvent trop vite. « Il est 16 heures, mesdames », lance la coach aux femmes qui s’étirent face aux miroirs. C’est l’heure de laisser la place, de rentrer chez soi. « Déjà ? », proteste l’une.

Dans la cour, les bénévoles déménagent les derniers cartons en discutant. Mahmoud montre du doigt le bungalow de chantier fraîchement récupéré qu’il aimerait transformer en salle d’attente, un petit salon pour boire du café et discuter. Nadia parle d’un projet de recyclage en train de se monter, Samia des tables rondes qu’elle aimerait animer à partir de janvier. Des idées, les membres de l’association n’en manquent pas. Au fil des projets, l’association repousse tranquillement les frontières de ses activités. Pourquoi se limiter ?

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