Désembrigader, d’accord, mais qui et comment ?

Depuis septembre, chaque préfecture est dotée d’une cellule de déradicalisation réunissant travailleurs sociaux, psys et forces de l’ordre. Face à un phénomène protéiforme, les méthodes diffèrent, parfois risquées.

Ingrid Merckx  • 6 janvier 2016 abonné·es
Désembrigader, d’accord, mais qui et comment ?
Voir aussi notre dossier « Jihad : pourquoi ils partent », paru dans le n° 1321, du 2 octobre 2014.
© PAVANI/AFP

Pour qu’un jeune candidat au jihad accepte d’être « déradicalisé », il faut qu’il ait déjà fait un bout du chemin. Soit il tombe sous le coup d’une mesure judiciaire parce qu’il rentre de Syrie ou qu’il a été arrêté à la frontière, soit il fait l’objet d’une mesure de prévention. « Un jeune ne sait pas qu’il est radicalisé, explique l’anthropologue Dounia Bouzar, qui a créé le Centre de prévention des dérives sectaires liées à l’islam (CPDSI). Il pense que nous sommes endormis et qu’il est libre. Daech l’a prévenu : “Ils vont te mettre le doute.” Avec les 700 jeunes que nous suivons, il a fallu ruser. » Le processus commence donc avec la famille. Depuis septembre, chaque préfecture est pourvue d’une « cellule de déradicalisation » qui coordonne les opérations sur place. Il existe plusieurs degrés de radicalisation. L’association Entr’autres à Nice, qui collabore à la « cellule Ciotti », député des Alpes-Maritimes inspiré par les méthodes de mentorat danoises (voir p. 21), a établi une dizaine de profils : de la jeune fille qui se met à porter le voile intégral et rêve de sauver les victimes de Bachar Al-Assad au garçon que l’idée de mourir en martyr en faisant le maximum de victimes exalte. « Notre objectif n’est pas de soigner, mais de faire changer de niveau », précise Patrick Amoyel, psychanalyste et cofondateur de l’association niçoise, laquelle organise les 23 et 24 janvier un colloque national : « Islamisme radical et tentation du jihad ». Que l’ultra-radicalisé passe de l’action terroriste à un salafisme politique. Que le salafiste politique passe à un salafisme pieux, etc. La constante, pour cette association créée en 2004 par des universitaires souhaitant prolonger sur le terrain leurs recherches sur la clinique du lien social, c’est que l’islam est au centre. C’est d’ailleurs un point de désaccord avec le CPDSI, qui se garde de tout débat théologique et géopolitique. Mais les publics ne sont pas les mêmes. Les réponses non plus. Entre prévention et sécurité, vigilance, surveillance et contrôle social, où placer le curseur ? L’heure est plutôt à l’amélioration des critères de repérage. Problème : dans les établissements scolaires, si certaines conduites à risques sont visibles (alcoolisme, toxicomanie…), pour la radicalisation, ça n’est pas toujours le cas. Autre inquiétude : si ces services réussissent à désembrigader une partie des jeunes, les plus dangereux – qui ne portent pas forcément la barbe et se fondent dans la masse – ne risquent-ils pas d’échapper au dispositif ?

De quoi parle-t-on ?

« La jihadisation touche de plus en plus de jeunes, dont 70 % ont entre 14 et 21 ans, rappelle Serge Blisko, président de la Miviludes, l’organisation gouvernementale en charge des dérives sectaires. Cela témoigne d’un mélange de mal-être et d’un corps de doctrine qui conforte le repli sur soi, souvent en petit groupe. Comme beaucoup de groupes sectaires, ces jeunes expriment une tendance paranoïaque. » Il évoque 7 000 radicalisés, «   à différencier des fondamentalistes religieux  : la radicalisation implique une violence envers soi et ses proches ». Près de 800 jeunes seraient aujourd’hui entre Paris et la Syrie, 150 y seraient morts, 250 en seraient revenus, ils seraient encore environ 500 Français sur place. Et « 8 200 jeunes auraient été signalés via le numéro Vert », précise Patrick Amoyel, dont 37 % de « convertis » : classes moyennes non musulmanes ou musulmans de deuxième génération issus de familles peu pratiquantes. Entr’autres suit une quarantaine de familles originaires de quartiers très défavorisés. Le CPDSI, lui, est en général contacté par des familles, à 40 % des classes populaires. La Maison des adolescents de Strasbourg évoque deux tendances : « Les radicalisés de type “salafiste” et ceux de type “extrême droite” », explique le Dr Corduan, psychiatre référent. Sur le millier de jeunes qui fréquentent cette structure, une poignée seulement seraient « dangereux ». Dans son article « Vers un multiculturalisme policier » (Ceri, 2014), Francesco Ragazzi montre que la lutte contre la radicalisation légitime l’action policière au-delà de ses domaines de compétence habituels : école, religion, politiques sociales. D’où les réticences des professionnels nouvellement concernés.

Qui intervient ?

Policier, agent territorial, médecin, enseignant ou travailleur social, qui n’a pas encore reçu un protocole d’« alerte radicalisation » ? Sans se sentir toujours capable de réagir. C’est le cas d’enseignants, à en croire Didier Georges, secrétaire départemental du syndicat SNPDEN 93 : « On est toujours un peu frileux à signaler un jeune. Quand on a des doutes, on commence par en parler entre nous. Les élèves ne nous remontent pas forcément d’informations, car la radicalisation est un grand tabou. » C’est surtout le cas des travailleurs sociaux : « Dénoncer n’est pas prévenir, déclare Daniel Verba, sociologue [^2]. Les travailleurs sociaux n’ont pas vocation à assister les services de police ou de renseignements, même s’ils sont parfois perçus par les jeunes des quartiers populaires comme des collaborateurs potentiels. D’ailleurs, ceux qui suivaient Amedy Coulibaly ou l’un des frères Kouachi n’ont rien vu venir. » Pour lui, comme pour Dounia Bouzar, les parents sont aux premières loges, suivis des psys, comme Serge Hefez (voir entretien p. 19), Patrick Amoyel ou encore Fethi Benslama, appelé à travailler dans l’un des deux centres de déradicalisation dont le gouvernement a annoncé l’ouverture au printemps.

Quel lien avec l’islam ?

L’association Entr’autres n’est pas née dans l’après- Charlie. Depuis 2004, elle a vu des jeunes passer du costume à la barbe, de la jupe courte au niqab, et s’en remettre à Dieu. Montant d’un cran à chaque événement marquant : émeutes de 2005, guerre de Gaza, affaire Merah, assassinat d’Hervé Gourdel… « Si tous les salafistes pieux ne deviennent pas radicaux et si tous les radicaux ne deviennent pas terroristes, la question du passage du salafisme piétiste au salafisme politique se pose pour un tiers », défend Patrick Amoyel. Pour Dounia Bouzar, le jihadisme est « un mouvement totalitaire qui utilise des méthodes sectaires ». Depuis ses premiers ouvrages sur l’islam radical, l’anthropologue a mis la question religieuse de côté. D’une part parce qu’elle ne se sent pas compétente, mais aussi parce qu’elle a constaté que le discours religieux restait inopérant. Elle décrit des jeunes qui sont « comme sous hypnose, le regard vitreux, enfermés dans un discours de haine et un processus de déshumanisation, hantés par la mort ». « Ils ne sont pas suicidaires, objecte Patrick Amoyel, ils pensent que la vie c’est l’enfer et que la vraie vie viendra après. Si on ne comprend pas cela et le système de bonus-malus qui en découle – plus on sauve de gens en les tuant, plus on gagne de points pour le paradis –, on ne comprend rien au jihadisme. » Là où tous se retrouvent, c’est sur l’échec d’un contre-discours immédiat.

Les méthodes utilisées

Mère d’une des victimes de Mohamed Merah, Latifa Ibn Ziaten multiplie les conférences. « C’est une mère musulmane et voilée qui témoigne de sa souffrance, explique Daniel Verba. Elle pleure à chaque intervention. On est dans l’émotion, mais, pour les adolescents, ce peut être démonstratif : “Votre héros – Merah – a fait beaucoup de mal à cette maman qui pourrait être la vôtre.” Cette projection instantanée est très efficace. » Le CPDSI travaille avec des repentis : « Quand il entend le discours en miroir, le jeune implose », décrit Dounia Bouzar. Première étape : retour aux éléments fondateurs, explique-t-elle dans Comment sortir de l’emprise jihadiste ? (L’Atelier). « On cherche l’humain. À réveiller des souvenirs, à lui faire comprendre qu’il n’y a aucune mission divine mais une problématique personnelle. » Deuxième étape : réintégrer le jeune dans le monde réel en lui faisant prendre conscience des techniques des jihadistes. « Quand ils sortent de la morbidité, ils sont déjà à moitié sauvés », se réjouit l’anthropologue, qui ajoute : « Au centre, on les récupère tous ! » L’association Entr’autres fonctionne également en deux temps. D’abord par un transfert de sympathie, au sens psychanalytique, du jeune sur des soignants. Ensuite, une cellule mentale idéologique intervient, et les équipes entrent dans un débat relatif à l’islam, au Coran, à la géopolitique… La Maison des adolescents de Strasbourg se situe plus en amont. Elle a initié avec deux collèges un programme relatif à la théorie du complot. Par le biais d’un film affirmant que l’homme n’a jamais marché sur la Lune, il s’agit d’observer comment on peut se laisser berner par un groupe totalitaire. Autre approche, la question du père étant récurrente, travailler sur le lien parent-enfant en amenant le duo au musée, l’enfant racontant ce qu’il voit à son parent qui a les yeux bandés. « Certains sont dans un tel sentiment de culpabilité vis-à-vis de leurs parents que le jihad leur offre une possibilité de rédemption. On travaille autour de cette culpabilité », précise le Dr Corduan. Une chose est sûre, les deux centres de déradicalisation qui doivent ouvrir début 2016 sont accueillis avec scepticisme. L’un, ouvert, fonctionnerait sur la base du volontariat, c’est-à-dire que le désembrigadement aurait déjà eu lieu. Le second, en milieu fermé, suppose de rassembler des jeunes jihadistes : « Alors même qu’ils procèdent par exaltation collective ! », s’étonne Dounia Bouzar. Ces centres prévus dans la précipitation concerneraient moins de 100 jeunes. « Surtout, constate Daniel Verba, on sonne la mort de la politique de la ville et on entérine le délabrement de l’institution scolaire, alors que c’est là qu’il faudrait mettre toutes nos forces. »

[^2]: Il vient de publier sur le site des Actualités sociales hebdomadaires (ASH) un article intitulé : « Travail social, faits religieux et radicalisation ».

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