Goodyear : Sept ans de violence sociale

Les ex-ouvriers de l’usine d’Amiens se sont battus dans un climat d’une rare hostilité face au géant du pneumatique. Politis révèle le contenu accablant d’un rapport de l’inspection du travail. Récit.

Erwan Manac'h  • 20 janvier 2016 abonné·es
Goodyear : Sept ans de violence sociale
© Photo : PHILIPPE HUGUEN/AFP

« Management viril », harcèlement moral, épidémie de dépressions… La lutte des salariés de Goodyear est une histoire de violences. La justice française a cru bon d’y ajouter la sienne, le 12 janvier, sous la dictée du procureur de la République, qui était seul à maintenir les poursuites, en condamnant huit syndicalistes à neuf mois de prison ferme pour « séquestration ». Une sévérité inédite dans ce type d’affaires.

« On attendait la relaxe pure et simple. Surtout pas à de la prison ferme », s’étonne encore Reynald Jurek, l’un des huit condamnés, secrétaire du comité d’entreprise de Goodyear. Il est épaulé par sept anciens collègues, trois jours après le jugement. Dans le préfabriqué que la CGT a installé devant l’usine à l’arrêt, ils dressent un bilan humain « désastreux » des années de bagarre et du plan de reclassement encore en cours. Deux ans après la fermeture, les deux tiers des 1 173 -salariés sont sans emploi. « On compte au moins douze décès, dont quatre suicides. Sans parler des cas de divorce », soupire Charles Tientcheu, 1 m 90 de force et de gentillesse. « Chaque mardi et jeudi, on s’installe ici pour recevoir nos anciens collègues, raconte le colosse. On joue un rôle de psychologue, car beaucoup pètent les plombs. »

L’enfer débute en 2007 à l’usine d’Amiens-Nord. Goodyear, nº 3 mondial des fabricants de pneumatiques, voit monter la concurrence asiatique et lorgne les taux de rentabilité de ses deux concurrents, Michelin et Bridgestone. Dans sa course à la « compétitivité », la maison mère, qui commande la filiale française depuis Akron, aux États-Unis, décide d’abandonner la production de pneus pour tracteurs et de supprimer 5 150 emplois dans le monde. Elle soumet alors à ses employés amiénois un plan de compétitivité : en échange du maintien de l’activité, ils doivent consentir à une hausse du temps de travail et à un passage au rythme 4 x 8 (deux matinées, deux après-midi, deux nuits et deux jours de congé). Malgré des primes de 3 000 à 5 000 euros et des augmentations de salaire, les ouvriers refusent cette organisation, connue pour être particulièrement éprouvante. La multinationale déploie alors son plan B.

Les trois premières années de bras de fer sont à l’avantage des ouvriers. La CGT, ultra-majoritaire, mène une véritable guérilla judiciaire et gagne tous ses procès sur des questions de procédure. Trois plans sociaux sont cassés par la justice, notamment pour défaut d’information des salariés. Pour ces derniers, ce manque de transparence cache en réalité une volonté de démanteler clandestinement l’usine.

De basses manœuvres

De fait, la direction a commencé à mettre en scène l’insolvabilité de l’usine d’Amiens-Nord en baissant drastiquement la production. Alors qu’elle investit depuis une dizaine d’années en Pologne et en Slovénie, où les entreprises sont exonérées de taxes, d’impôts sur le revenu et de cotisation foncière, Goodyear réduit de 77 % la production de pneus pour les voitures de tourisme et de 46 % pour les pneus agraires entre 2006 et 2012 à Amiens-Nord. Elle divise par 10 ses investissements, interrompt toute recherche et ampute de moitié sa gamme de produits en se détournant des pneus de nouvelle génération. « Certaines références ne sont plus demandées depuis deux ou trois ans » et dorment dans les hangars d’Amiens-Nord, raconte Laurent Rivoire, directeur du cabinet d’expertise Secafi, lors d’une audition par la commission d’enquête à l’Assemblée nationale, en 2013. D’autant que les clients partent se fournir -ailleurs depuis que Good-year a annoncé qu’il n’investirait plus dans les pneus agricoles.

Sur les chaînes de production, les ouvriers sont déjà éprouvés par les conditions de travail « qui semblent dater du siècle dernier », selon les termes de la députée EELV Barbara Pompili, en visite dans l’usine en 2013.

« Le mode managérial de Goodyear [avant 2008] était fait de rigueur vis-à-vis de la tenue des objectifs, d’autorité et de virilité dans les relations humaines, de posture de leader face aux équipes », rappellent les experts du cabinet Secafi, dans un rapport accablant. La chaleur, l’odeur de caoutchouc et le bruit pèsent sur des ouvriers souvent âgés (171 salariés ont plus de 57 ans). « On ressortait noirs de la tête aux pieds, à cause des fumées, se souvient Mickaël Mallet, dix-sept ans de maison. Et on ne pouvait jamais mettre de chemise blanche, parce qu’on suait du noir. »

Paradoxalement, la baisse du rythme de production a encore détérioré les conditions de travail, en raison du manque d’entretien des machines. Les ouvriers absents ne sont pas remplacés, et les équipes fonctionnent en effectif réduit. La fréquence des accidents de travail bondit de 133 % entre 2006 et 2008. Le cabinet d’expert Cidecos en dénombre entre 150 et 200 par an dans les quatre années qui suivent le tournant de 2008. C’est 4 fois plus que la moyenne nationale et 5 fois plus que la moyenne du secteur. La non-conformité des protections « provoque d’importantes brûlures aux mains » de ceux qui manipulent des produits corrosifs, et les salariés découvrent en 2008 que des taux extrêmement élevés de produits toxiques (les HAP) polluent l’atmosphère de l’usine. « Les signaux d’alerte sont très nombreux et les stratégies mises en place par les salariés pour pouvoir tenir sont coûteuses au niveau psychique comme physique. La situation pourrait très rapidement se dégrader. Il y a urgence à agir », s’alarme le cabinet d’experts.

Repreneur ou liquidateur ?

Les choses vont pourtant empirer en 2012, alors qu’un plan de reprise est proposé aux salariés par l’entreprise texane Titan, dans un contexte de « pression considérable », se souvient Fiodor Rilov, l’avocat de la CGT. Le plan prévoit la sauvegarde de 537 emplois et offre aux salariés licenciés des conditions de départ qu’ils jugent acceptables. La CGT est prête à signer, mais les discussions bloquent sur le refus de Titan de s’engager à maintenir la production pendant cinq ans. « Titan n’avait pas l’ambition de rester, il voulait seulement récupérer le marché, les brevets et quelques actifs », juge Fiodor Rilov. Titan et Goodyear stoppent les discussions et retirent leur plan de sauvegarde de l’emploi.


Vu de l’extérieur, ce désaccord est perçu comme une « occasion manquée », et la CGT avance désormais avec une image de « jusqu’au-boutiste ». On lui reproche de n’avoir rien voulu céder, en sacrifiant les derniers emplois qui pouvaient encore être sauvés. Elle fait aussi les frais d’une réputation héritée de ses méthodes parfois musclées et des coups de sang de certains sympathisants. « Nous n’avons jamais pris une décision sans consulter le personnel, se défend aujourd’hui Charles Tientcheu. Quant à notre analyse des plans successifs, les faits nous donnent raison : Titan a agi comme un liquidateur. Il ne s’intéressait qu’aux brevets et aux usines. Il reprenait les gens aux Smic en supprimant leur ancienneté pour les licencier quelques années plus tard. »

L’élection présidentielle vient de conduire François Hollande au pouvoir. Malgré l’engagement du socialiste, sept mois avant sa prise de fonction, de légiférer contre les licenciements boursiers, le changement d’exécutif s’accompagne d’un retournement du rapport de force. « Nous avions gagné jusque-là des centaines de procès. À partir de 2012, nous n’avons plus eu un seul jugement favorable », se souvient Charles Tientcheu.

Le repreneur texan finit pourtant par claquer la porte en adressant, le 8 février 2013, une lettre sans ambiguïté au ministre du Redressement productif, Arnaud Montebourg : « Titan va acheter un fabricant de pneus chinois ou indien, payer moins d’un euro l’heure de salaire et exporter tous les pneus dont la France a besoin. Vous pouvez garder vos soi-disant ouvriers. » Au même moment, Goodyear – qui réalise 26 millions de dollars de bénéfices au premier trimestre 2013 – balaie un plan de reprise présenté par les salariés et accélère le démantèlement clandestin de son usine, en annonçant un projet de fermeture.

troubles anxio-dépressifs

La suite des événements est consignée dans un rapport accablant de l’inspection du travail. Il dénonce un système mettant une pression constante sur les salariés pendant les derniers mois de fonctionnement de l’usine. Décrit les crises de larmes, les hospitalisations pour « décompensation », les « chocs émotionnels » qui ponctuent le quotidien de l’usine. L’incertitude et la violence du rapport de force pèsent sur les esprits, d’autant que la sous-occupation s’est encore aggravée et fait courir un risque de bore out : le syndrome dépressif du travailleur sous-employé, déconsidéré, qui s’ennuie. Des dortoirs sauvages fleurissent dans l’usine et l’alcoolisme devient préoccupant.

« Les conditions de vie et de travail se sont détériorées » et cela « résulte d’un choix délibéré de Goodyear », déplore alors le cabinet d’expertise Cidecos, désigné en mai 2013 par le comité d’hygiène et de sécurité (CHSCT). Il alerte, le 30 octobre 2013, sur une « situation désastreuse » et une « épidémie de troubles anxio-dépressifs », et dénonce les « entraves » dressées contre lui par la direction de l’usine, « telles que nous n’en avions jamais connu ». Il est rejoint par la médecin du travail, qui décrit une situation –« dramatique » et concède être elle-même en situation de surmenage devant l’ampleur de sa tâche.

« À l’époque où ça tapait [dans des cadences élevées de production], le boulot était dur, mais il y avait une bonne ambiance, raconte Reynald Jurek, qui travaille chez Goodyear avec son frère. Je préfère me souvenir de cette époque plutôt que des derniers mois, lorsqu’on croisait des mecs hagards titubant dans l’usine. »

La direction adresse désormais des lettres d’avertissement pour le moindre retard de 5 minutes, dans une usine quasiment à l’arrêt. Elle ignore les nombreuses tentatives de suicide et refuse de les reconnaître comme des accidents du travail lorsqu’elles ont lieu hors de l’usine. « Deux salariés ont reçu un avertissement pour “non-efficience” alors qu’ils expliquent qu’ils se trouvent dans un état de détresse, voire de dépression », déplorent même les inspecteurs du travail. Ils alertent enfin contre l’inaction de la direction, qui ne se soustrait pas à ses obligations légales de prévention mais se limite à un comité de veille « majoritairement composé de représentants de la direction », qui « ne cherche pas à s’attaquer aux causes de la souffrance ».

bloquer l’usine

Le rapport de l’inspection du travail donnera lieu à l’ouverture d’une enquête, de juin à août 2014, pour mise en danger d’autrui et harcèlement moral. Mais le parquet classe l’affaire sans suite, comme la plainte de 400 salariés sur les mêmes motifs.

C’est dans ce contexte que les salariés décident, le 18 novembre, de bloquer le dépôt pour empêcher que les stocks soient vidés. Fin décembre, les salariés sont placés en congés pour deux semaines tandis qu’ils viennent d’essuyer une nouvelle défaite en justice. Good-year distribue au même moment 14 millions d’euros de dividendes à ses actionnaires au titre de l’exercice 2013.

À leur retour à l’usine, dont la fermeture est désormais inéluctable, les salariés présentent à la direction une série de revendications pour améliorer le plan de départ volontaire. Le lundi suivant, les deux dirigeants décident de descendre annoncer directement aux salariés, réunis dans la cantine de l’usine, leur réponse, alors qu’ils discutent habituellement dans leur bureau avec les délégués du personnel, selon le témoignage des élus CGT. La réponse est un « non » catégorique. Elle provoque la colère des ouvriers, qui décident immédiatement de bloquer l’usine.

« On s’est aperçus que les salariés étaient très en colère. On s’est donc relayés pour qu’un délégué syndical soit présent en permanence dans la salle avec les deux dirigeants, pour servir de tampon avec les salariés les plus énervés », raconte Mickaël Mallet. C’est pour cette « séquestration » que huit salariés parmi les plus impliqués syndicalement seront poursuivis et condamnés. « C’est un jugement politique. On fait fermer leur gueule à tous ceux qui se battent pour leur boulot. Et ça marche : on a eu un coup de fil de salariés d’une petite boîte où les emplois sont menacés. Ils se demandent aujourd’hui si ça vaut le coup de se battre », raconte Reynald Jurek.

Deux ans après la fermeture de l’usine, la bagarre judiciaire se poursuit. Aux États-Unis, une action de groupe menée par 700 salariés contre la maison mère est en appel, concernant la toxicité des composants utilisés par Good-year. De nombreux cas suspects de cancer font l’objet d’une étude épidémiologique au CHU d’Amiens. Les salariés tentent aussi de faire invalider le motif économique des licenciements et de faire reconnaître le harcèlement moral dans une procédure aux prud’hommes qui devrait être plaidée d’ici à la fin de l’été.

« Ce qui se passe est un mal pour un bien, juge pourtant Charles Tientcheu. La condamnation a levé un puissant élan de solidarité. Les choses vont bouger, il y a de l’espoir. » Le syndicaliste se prépare pourtant à « passer à autre chose ». Du moins à essayer. Car cette histoire lui « fout un cafard pas possible », lorsqu’il s’aventure trop loin dans l’usine, aujourd’hui presque déserte. « Cette usine aurait dû continuer encore trente ans », -soupire-t-il.

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