« Agrandir le passé »

Dialogue entre l’historien Benjamin Stora et le romancier Alexis Jenni sur ces « mémoires dangereuses » héritées du passé colonial.

Denis Sieffert  • 10 février 2016 abonné·es
« Agrandir le passé »
Les Mémoires dangereuses, suivi d’une nouvelle édition de Transfert d’une mémoire, Benjamin Stora avec Alexis Jenni, Albin Michel, 233 p., 18 euros.
© PATRICE THEBAULT/ONLY FRANCE/AFP

Oublier sa propre histoire est pour un peuple comme une petite mort. À l’inverse, l’inflation mémorielle peut être pour une société un symptôme de crise, une difficulté d’être dans le présent. Mais c’est à une troisième sorte de pathologie que nous invitent à réfléchir cette fois l’historien Benjamin Stora et le romancier Alexis Jenni, auteur de L’Art français de la guerre, prix Goncourt 2011 : ce qu’ils ont appelé Les Mémoires dangereuses. C’est sous ce titre qu’ils nous font partager un passionnant dialogue, récemment publié chez Albin Michel, suivi d’une réédition d’un ouvrage de Stora, Transfert d’une mémoire, paru en 1999.

Pour définir ces « mémoires dangereuses », héritées de l’histoire coloniale, on pourrait dire qu’elles résultent d’une occultation volontaire ou inconsciente de l’histoire de l’Autre. Un « Autre » qui participe pourtant lui aussi, et tout autant, à notre société. Pour Stora et Jenni, ce refus d’élargir géographiquement et culturellement notre imaginaire collectif, et qui enferme des communautés dans des récits exclusifs et concurrents, n’est pas étranger aux terribles maux qui secouent notre pays. Dans un avant-propos écrit au lendemain des attentats du 13 novembre, Stora souligne la difficulté pour la France « de penser l’islam autrement qu’en termes d’assimilation radicale ou de ghettoïsation ». Preuve pour lui que la pensée coloniale est toujours à l’œuvre. Il met en garde contre un réflexe de repli identitaire qui, « dans un contexte d’effroi », peut conduire notre société à céder à la haine que les terroristes veulent précisément installer.

Pour y échapper, l’historien plaide pour une véritable connaissance de l’histoire du Sud. Ce qu’Alexis Jenni traduit magnifiquement quand il suggère « d’agrandir le passé ». Puisque le passé de la société française d’aujourd’hui, c’est aussi celui de tous les groupes issus de la France coloniale, depuis les nostalgiques de l’empire, les « sudistes » qui se retrouvent souvent dans la mouvance du Front national, jusqu’aux enfants et petits-enfants d’immigrés. Une histoire qui ne serait plus hexagonale et chrétienne serait la meilleure riposte à tous les essentialismes que dénonce Alexis Jenni quand il déplore que l’on cherche trop souvent « dans le Coran, comme s’il s’agissait de l’ADN des sociétés arabo-musulmanes, les signes d’une violence qui serait inhérente à l’islam ».

Au passage, l’écrivain pointe l’accord paradoxal entre islamistes et islamophobes pour affirmer qu’islam et République « ne sont pas compatibles ». Islam et République sont évidemment compatibles à condition que l’on parvienne à faire la synthèse, dans un même récit respectueux de la place et de l’imaginaire de tous, de mémoires parfois violemment concurrentes.

Idées
Temps de lecture : 2 minutes

Pour aller plus loin…

Jean-Luc Mélenchon : « Nous sommes les plus forts à gauche »
Entretien 18 novembre 2025 abonné·es

Jean-Luc Mélenchon : « Nous sommes les plus forts à gauche »

Alors que le gouvernement échappe à un vote budgétaire et que le PS choisit la négociation, le leader insoumis dénonce une « comédie démocratique » et acte la rupture avec les socialistes. Sa stratégie : refonder une gauche de rupture, préparer les municipales en autonomisant La France insoumise et affronter les grands débats sur l’immigration, le syndicalisme, l’Ukraine, la Chine et le Proche-Orient.
Par Lucas Sarafian, Pauline Migevant et Pierre Jequier-Zalc
Les pédés sont des sorcières comme les autres
Essai 14 novembre 2025 abonné·es

Les pédés sont des sorcières comme les autres

Dans un essai visionnaire initialement publié en 1978, l’auteur et militant gay Arthur Evans dresse des ponts entre la culture des sorcières et le destin des communautés LGBT à travers les âges. Une histoire rythmée par les dominations sexistes, homophobes, racistes et écocidaires.
Par Salomé Dionisi
13-Novembre : « On a focalisé le procès sur la question de la religion »
Entretien 13 novembre 2025 abonné·es

13-Novembre : « On a focalisé le procès sur la question de la religion »

Les audiences avaient duré dix mois et réuni une centaine de parties civiles. En septembre 2021, vingt accusés comparaissaient devant la cour d’assises spéciale de Paris dans le procès des attentats du 13 novembre 2015. Maître de conférences en science politique, Antoine Mégie a mené, avec trois coautrices, une enquête au long cours sur le procès.
Par Olivier Doubre
Sophie Béroud : « 1995 est le dernier mouvement social avec manifestations massives et grèves reconductibles »
Entretien 5 novembre 2025 abonné·es

Sophie Béroud : « 1995 est le dernier mouvement social avec manifestations massives et grèves reconductibles »

Des millions de personnes dans les rues, un pays bloqué pendant plusieurs semaines, par des grèves massives et reconductibles : 1995 a été historique par plusieurs aspects. Trente ans après, la politiste et spécialiste du syndicalisme retrace ce qui a permis cette mobilisation et ses conséquences.
Par Pierre Jequier-Zalc