Biennale des écritures du réel : Récits d’une ville-monde

La Biennale des écritures du réel offre différentes visions des quartiers populaires marseillais, nées de la rencontre entre artistes professionnels et habitants.

Anaïs Heluin  • 9 mars 2016 abonné·es
Biennale des écritures du réel : Récits d’une ville-monde
© **Biennale des écritures du réel**, à Marseille et alentour, jusqu’au 26 mars. www.theatre­lacite.com Photo : Épopée - Aurélia Barbet

À l’entrée du Grand Plateau de la Friche-La Belle de Mai, de petits groupes de supporters de l’Olympique de Marseille (OM) se forment. Dans leurs discussions animées, certains semblent vouloir souligner leur appartenance à une communauté. D’autres, intimidés peut-être, contiennent un enthousiasme évident. Spectacle d’ouverture de la troisième édition de la Biennale des écritures du réel, Do you still love me ?, de la Serbe Sanja Mitrovic, s’annonce comme une expérience du frottement. De la rencontre entre des univers habituellement étanches : ceux du théâtre et du football.

Comme dans toutes les œuvres créées au sein du Théâtre La Cité, la diversité est loin de se limiter au public. Elle est au centre du -processus de création et de l’esthétique. Au travers de 25 propositions – dont un tiers environ sont produites par le Théâtre La Cité – présentées dans différents lieux de la ville ou des alentours, la -Biennale des écritures du réel offre une riche traversée des quartiers populaires de Marseille, doublée d’une réflexion sur les enjeux du « créer ensemble », où artistes et habitants ont parole égale.

« À l’image du monde d’aujourd’hui, Marseille est métissée. Inviter des artistes à dialoguer avec les habitants de notre ville est notre manière de prendre en compte ce mélange. D’en imprégner les arts », explique Florence Lloret, directrice artistique du festival. Dans Do you still love me ?, ce dialogue est porté par quatre supporters de l’OM et quatre acteurs-performeurs qui mettent en scène leurs différences culturelles et leur recherche d’un terrain commun. Non d’un langage unique, mais d’une manière de mettre en lien des références éloignées. Bérénice, de Racine, et le souvenir de la victoire de l’OM à la Ligue des champions en 1993, par exemple.

En ce début de festival, les artistes ont opté pour une présence physique des habitants avec qui ils ont œuvré. Ce qui « n’est pas toujours le cas », précise -Florence Lloret, évoquant par exemple l’artiste-explorateur Till Roeskens, qui, durant la précédente biennale, a mis en conte et en carte des témoignages de Roms collectés dans le quartier Consolat-Mirabeau.

L’équilibre entre artistes et non-professionnels est précaire. Chacun doit trouver la place, l’adresse juste. Florence Lloret et son équipe ont beau suivre de près les nombreux ateliers menés par les artistes avec les habitants tout au long de l’année, ils ne savent jamais tout à fait quel sera le résultat final. Mais cette fragilité et le risque qu’elle engendre sont au cœur du projet du Théâtre La Cité. « Tant que les artistes ne se placent pas dans une posture surplombante par rapport aux habitants, l’erreur est permise. Nous pouvons toujours la réparer. »

C’est ce qui s’est passé avec Jazz, dentelle et taffetas, de l’auteur, comédien et metteur en scène congolais Julien Mabiala Bissila, créé au terme de deux ans d’exploration de Saint-Mauront, un des quartiers les plus pauvres d’Europe. Dans le récit de sa rencontre avec la couturière Rabia Zeroual, l’artiste n’a pas su trouver l’équilibre fragile que Sanja Mitrovi a obtenu avec ses supporters. En voulant s’effacer au profit de Rabia et de ses tissus, l’artiste a mis cette dernière à une place peu intéressante sur le plan théâtral. Déclamé, son récit perdait la spontanéité censée cohabiter avec la belle écriture foisonnante de Julien Mabiala Bissila. Du moins le premier soir. Le deuxième, le metteur en scène avait déjà changé sa manière d’interagir sur scène avec Rabia Zeroual. Les spectacles ne sont jamais figés. Les artistes intègrent la manière dont les habitants des quartiers souhaitent se voir mis en valeur, sans se priver de porter un regard critique sur ces désirs de représentation.

Comme à la Friche pour le spectacle d’ouverture, la -Biennale fait venir en nombre les personnes rencontrées par les artistes pendant leur résidence. Plusieurs étaient au rendez-vous pour le spectacle de Julien Mabiala Bissila. Pour Épopée aussi, le film chanté -d’Aurélia Barbet avec des habitants et travailleurs de la Joliette. Ninon Duwattez, par exemple, Italienne de 86 ans installée à Marseille depuis les années 1930, ne s’est pas fait prier pour aller saluer le public après le film. Histoire de régler un peu leur compte aux clichés qui écornent l’image de sa ville, Jeanne Rosso en a profité pour glisser un petit mot sur sa « belle Joliette méli-mélo, où tout le monde vit ensemble sans problème ».

Également produit par le Théâtre La Cité, Épopée est pourtant loin de toute idéalisation de la cité phocéenne. Plus que leurs paroles, les chants de l’ouvrier kabyle Rabah Zeboudji et du marin philippin Mario Nealgib disent le déracinement autant que l’adaptation à la ville d’accueil.

Dans ces récits construits avec les habitants de Marseille, la migration n’est pas un sujet à la mode. « Il est simplement inévitable dans cette ville-monde », affirme -Florence Lloret, qui ajoute « qu’installé ailleurs, le Théâtre La Cité aurait porté d’autres récits ». À travers d’autres formes. En proposant une alternative au récit fondé sur l’idée d’État-nation, que le sociologue belge Éric Corijn, invité pour une conférence dans le cadre de l’École éphémère de la Biennale, qualifie d’« archaïque et hélas encore dominant dans les représentations artistiques », le Théâtre La Cité bouleverse les codes habituels sans leur substituer une forme unique. En revendiquant au contraire un grand éclectisme, que l’on pourra apprécier jusqu’au 26 mars.

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